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DIALOGUE AVEC LES MORTS (III)
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Dialogue avec les Morts (III)
Troisième journée: Matinée

Bilan d'un tournant
Parlementarisme égale personnalisme
Superstructure et base économique
Les critiques de Mikoyan
Gloses à Staline
Les lois sommaires de Staline
Où il faut éteindre le lance-flamme
Autre vain fétiche: la technique
Le mercantilisme
La course à l'accumulation
L'âge du capitalisme
Les indices par tête d'habitant
Avec les vaincus ou avec les vainqueurs?
Notes
Source


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Dialogue avec les Morts (III)

Troisième journée: Matinée

Bilan d'un tournant
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La littérature du XXème Congrès et les développements auxquels elle a donné lieu dans la presse communiste internationale sont un matériel précieux pour une critique historique marxiste, toujours plus efficace dans la démolition de la dégénérescence stalinienne et de la super-dégénérescence post-stalinienne. Mais en tant que plate-forme nouvelle, elle est dépourvue de toute cohésion et elle apparaît plutôt comme le résultat d'une série de piètres replâtrages que comme un système.

Comment les successeurs de Staline pouvaient-ils espérer que l'histoire ferait la différence entre eux et lui? Seulement en fabriquant de toutes pièces une historiographie aussi faussée que celle qu'ils dénoncent et en comptant, pour la répandre, sur un appareil de diffusion aussi puissant que celui grâce auquel les mensonges de Staline ont triomphé.

Des faux historiques, ils en ont fabriqué au moins trois qui ne peuvent être surpassés!

Le premier a été de faire croire que Marx et Lénine avaient considéré possible de «retirer» le principe de la dictature du prolétariat dans une société capitaliste marchant, comme ce fut le cas après 1900, vers la concentration, c'est-à-dire l'impérialisme.

Le second a été d'attribuer une nouvelle fois à Lénine «la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays». Mais quelle particulière impudence de le faire juste au moment où l'on reconnaît enfin que Léon Trotsky et Gregori Zinoviev n'étaient pas des agents de l'impérialisme étranger! Car n'est-ce pas eux qui, en 1926, renvoyaient Staline, jeune encore et déjà puissant, au banc des ânes, en lui prouvant que ni Lénine, ni même lui, Staline, ni personne n'avait jamais avancé, avant 1924, une théorie pareille? Car n'est-ce pas justement pour que vainque cette théorie monstrueuse qu'ils furent tous deux persécutés et finalement assassinés - et tant d'autres avec eux? Par qui? Non par Staline, mais par la cause de la construction du socialisme en Russie, par toute la bande menteuse qui aujourd'hui encore affirme que la société russe n'est pas capitaliste.

Le troisième faux est celui de Mikoyan et consorts lorsqu'ils attribuent à Lénine la paternité de la plus infecte théorie de Staline, celle de la coexistence. Pauvre «théorie» en vérité, qui, dans l'édition nouvelle qu'en a lancé le XXème Congrès n'est plus qu'une honteuse aberration. On n'a donc clos une phase de fausse historiographie que pour en ouvrir une nouvelle, pire encore, comme l'avenir le montrera.

Parlementarisme égale personnalisme
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On affirme que l'assemblée du XXème Congrès (pourtant constituée sur le pesant modèle stalinien) s'est dépouillée de l'infâme servilité de naguère. Encore faut-il voir comment! A l'entrée du Présidium, les 1.350 délégués s'étaient levés pour une ovation. Mais Kroutchev prit la parole pour faire cesser la manifestation: «Nous sommes entre communistes! Les véritables maîtres, c'est vous, camarades délégués!».

Si le propos est vrai, il est bassement démocratique dans le style américain: l'élu est le serviteur du citoyen ordinaire.

Entre véritables communistes, il n'y aurait eu ni maîtres ni serviteurs.

De toutes façons, et bien qu'en équilibre sur des bases aussi douteuses, il paraîtrait que l'assemblée a renié le mythe de la personnalité. On se demande alors, comme le note un journaliste pas si bête, comment le rapport Kroutchev a-t-il pu être interrompu (c'est le compte rendu officiel qui en fait foi) «23 fois par des applaudissements, 6 fois par des applaudissements impétueux, 35 fois par des applaudissements prolongés, 12 fois par des applaudissements et impétueux et prolongés» et accueilli à la fin par une véritable ovation?

Mais la même assemblée, avec la même décision et le même enthousiasme unanime a proclamé que la voie au socialisme était, dans le modèle 1956, la voie parlementaire.

Celle-ci, dans la version gourmande (6) de l'analphabète Nenni, «implique le respect de la légalité démocratique telle qu'elle est ratifiée dans la Constitution, aussi bien quand on est à l'opposition que quand on a la majorité». Marx est enterré! Marx qui, dans son «Dix-Huit Brumaire» écrivait que Vive la Constitution! signifiait A bas la Révolution!

Se retrouvant dans leur commune ignorance du marxisme (même si le second ne l'ignore pas complètement), Nenni et Togliatti se plaisent à dire que le prolétariat se réserve pourtant de descendre dans la rue dans le cas où la démocratie serait en péril. Le premier a cette gracieuse formule: «Contre la menace que le capitalisme suspend sur la vie et les institutions démocratiques». Certains que la démocratie est éternelle, ces gens-là assurent donc l'éternité au capitalisme: deux éternités qui signifient au même titre reniement et trahison. Tous deux jurent pourtant, avec ceux du XXème Congrès, qu'il ne s'agit pas là de réformisme. Pourtant le réformisme ne diffère de cette marchandise politique que par une seule chose: c'était une chose sérieuse! Quant à la déclaration selon laquelle on prendrait le fusil si la démocratie était lésée, nous l'avons entendu faire par les Bissolati et les Turati (gens que l'on pouvait croire!) à une époque où Togliatti était encore à l'école de philosophie bourgeoise et Nenni à la solde de l'Agraire comme journaliste.

Le «principe» est donc le parlementarisme, tandis que la violence n'est qu'une issue désespérée à laquelle on recourt pour sauver celui-ci si quelqu'un le menace. Très bien! On peut toutefois éviter l'idiotie supplémentaire d'ajouter que, le prolétariat une fois castré, celui qui menace de détruire le parlementarisme est le capitalisme qui l'a engendré! Et qu'on lutte pour sauver le Parlement, et non pour abattre le Capital!

Nous ne voulons pas revenir ici sur ce point, mais seulement noter cette contradiction criante: d'un côté, on jette bas le personnalisme, de l'autre, on porte l'électoralisme aux nues! C'est là une nouvelle preuve que le sol se dérobe sous les pieds de ces 1.350 délégués, qui applaudissent, mais qui tremblent!

Comment ces gens recueilleraient-ils, en effet, les voix dont ils auront encore besoin sans user de ce moyen infaillible: l'organisation de manifestations délirantes? Comment entretiendraient-ils la sympathie des masses pour les symboles du «front populaire», de l'«unité du travail» (ce sont bien là leurs termes?) sans galvaniser par les moyens habituels l'enthousiasme frénétique de masses amorphes, réduites à un troupeau «d'hommes honnêtes et de bonne volonté», pour les exploits du matériel humain plus que médiocre constitué par les élus nationaux, provinciaux et paysans?

Allez donc, il n'est pas de parlementarisme sans personnalisme!

La renonciation au demi-principe du personnalisme, lancée en soufflet aux imbéciles des listes électorales par la machine publicitaire des partis communistes est aussi douteuse que la renonciation à l'arme du faux historique!

Il est une seule chose à laquelle on ait vraiment renoncé - et pas d'aujourd'hui: c'est à la révolution. Fallait-il donc pour cela abandonner la tradition de Staline? Est-ce pour cela que l'on a marqué au trait bleu les énormités qu'il a proférées en matière d'économie? Au reste, les a-t-on bien relevées? Et dans quel sens la critique s'est-elle exercée?

C'est ce que nous allons voir dans la première partie de cette troisième journée où nous traiterons la question de l'économie (théorie du capitalisme-théorie du socialisme), réservant à la seconde moitié celles de l'impérialisme mondial et de la guerre.

Superstructure et base économique
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Pour la presse et les partis de l'«ordre» toute la question consiste manifestement à découvrir la règle qui préside aux «successions» dans les régimes post-révolutionnaires. Le «césarisme», terme stupide qui soulevait justement la colère de Marx, n'est-il pas, à leurs yeux, le mécanisme normal de ces successions? De ces «Césars»-là, le XXème siècle nous a donné une collection

magnifique qui attend son Plutarque: Hitler, Mussolini, Franco, Tito, Peron, Pavelich, Horthy, et autres oubliés, mais par-dessus tout Staline dont la chute apparaît vraiment... abyssale. Assassin de la vie et de l'honneur de ses camarades, nullité scientifique pontifiant du haut de chaire, généralissime de seules défaites, son nom ne sera bientôt plus cité que comme terme péjoratif.

Mais tous ces gens ne font pas, pour nous, l'histoire; leur grandeur et leurs éclipses au lieu d'être la cause des événements, n'en sont qu'une projection passive.

La clef de notre interprétation de l'histoire est ailleurs, dans l'évolution des faits économiques de base et des rapports sociaux de production. Et c'est leur développement qui doit nous fournir l'explication, une fois encore, des coups de théâtre du XXème Congrès.

C'est le soubassement matériel de la société et les forces qui y sont à l'action qui ont fait parler le XXème Congrès comme il a parlé et l'ont contraint à dire ce qu'il a dit; et pourtant ils sont en réalité tout autres que les textes les ont décrits et théorisés.

Il est donc particulièrement suggestif d'examiner ce que le Congrès a cru devoir «changer» en matière économique par rapport à Staline, dont les théories, il y a encore quelques mois, passaient pour valables aux yeux du parti communiste russe, du gouvernement et des partis étrangers qui en sont solidaires.

Le discours de Mikoyan n'a, disons-le tout de suite, dénoncé les erreurs grossières de Staline tant en ce qui concerne les lois applicables à l'économie russe que celles régissant l'économie occidentale (7) que d'une façon sommaire, et sans ordre logique.

Quant aux déductions non strictement économiques regardant l'évolution du capitalisme en Occident, le marché mondial, l'impérialisme, toutes les rectifications apportées au dernier Congrès aux thèses staliniennes sont autant de pas contre-révolutionnaires s'éloignant encore bien plus de Marx et de Lénine. Tout le tournant théorique et politique prouve que si Staline a été déchu, son autorité détruite, c'est qu'il n'avait pas encore assez «blasphémé» le marxisme-léninisme dont le petit-bourgeois s'imagine que le Congrès a voulu laver l'insulte! L'autorité du marxisme-léninisme ne sera rétablie que lorsque ses effrontés «restaurateurs» d'aujourd'hui auront été renversés. En son temps, Staline contribua malgré lui à ce renversement. Aujourd'hui, ce sont eux, avec des matériaux que nous avons le droit et la volonté d'employer.

Les critiques de Mikoyan
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Rien n'a été dit au Congrès en matière économique qui permette de conclure directement que quelque chose a été changé aux thèses de Staline sur l'économie russe, et surtout aux deux suivantes: l'économie russe est celle d'une société socialiste; dans la société socialiste, la production de marchandises et la loi de la valeur subsistent.

Nous savons déjà que, bien au contraire, Kroutchev a une nouvelle fois rejeté la thèse, acceptable en substance, de Molotov: en Russie la construction des bases du socialisme, est en cours.

Nous ferons une autre parenthèse pour noter que le passage de la formule «construction des bases (industrielles) du socialisme» à celle de «construction du socialisme» correspond, en ce qui regarde le soubassement économique, à la transformation non moins frauduleuse de la formule de Lénine «des pas vers le socialisme» en celle de «passage au socialisme» employée par Kroutchev.

Mikoyan a exposé les positions extraordinairement cohérentes de Lénine pendant tout le cours de la Révolution de cette façon insidieuse: Lénine changeait tous les deux ans de perspective sur le cours révolutionnaire; mais il a toujours eu raison! Nous avons montré dans une étude sur la Révolution russe (8) que personne, ni Lénine, ni Jéhovah en personne n'a toujours raison, mais que Lénine eut terriblement raison de ne jamais modifier, justement, même dans les situations les plus tragiques, sa doctrine incomparable du cours de la révolution en Russie.

L'expression rigoureusement scientifique de «pas vers le socialisme», et de «travailler à édifier les bases industrielles du socialisme», Lénine l'a employée à bon droit jusqu'à sa mort, de même que Trotsky et Zinoviev jusqu'à ce qu'ils fussent assassinés.

La tâche du prolétariat dans la révolution anti-féodale est en effet d'accomplir une série de pas vers le socialisme, que redoutent la bourgeoisie et les opportunistes. Passant de la démocratie parlementaire bourgeoise à la dictature démocratique du prolétariat et des paysans, le prolétariat accomplit, avec les paysans pauvres, une première série de ces pas en avant. Il en accomplit une seconde en organisant l'industrie capitaliste d'Etat (dernière forme) à l'aide de la dictature du seul parti prolétarien, contre tout autre parti et toute autre classe. Mais en Russie cela ne signifie pas encore le socialisme: celui-ci ne viendra qu'après la révolution socialiste internationale, qui dépassera, politiquement, les formes intermédiaires entre démocratie et dictature.

Arrivé là, il ne devait plus être question ni en Europe (ou en Amérique), ni en Russie, de construire, mais bien de détruire. Tous les ardents appels de Lénine pour le recensement des ressources, l'organisation de la production, l'élévation des rendements et de la puissance de production furent autant de puissantes impulsions révolutionnaires pour que soient accomplis des pas vers le socialisme, pour que soient constituées les bases du socialisme. Il ne s'agissait ni de construction du socialisme, formule économique équivoque, ni de passage au socialisme, formule historique défectueuse.

Ce sont deux puissantes forces de démolition, inséparables l'une de l'autre qui conduisent au socialisme: la Révolution et la Dictature. Quand celles-ci tiendront dans leur poigne d'acier les pays industriels avancés, et quand elles auront suffisamment détruit et extirpé les rapports capitalistes de production, le socialisme passera de lui-même, se lèvera de lui-même.

La conclusion suivante de Mikoyan est donc parfaitement opposée à la doctrine marxiste, nettements stalinienne et même sous-stalinienne: «Il est important de révéler que selon Lénine, même lorsque le prolétariat est contraint de recourir à la violence, le caractère fondamental et permanent de la révolution et la prémisse de ses victoires est le travail d'organisation et d'éducation, et non celui de destruction».

Une pareille conception de la révolution est historiquement inconsistante et vide et s'éloigne du marxisme beaucoup plus que ne le fit le réformisme classique. Les Turati, les Bébel et les Bernstein l'auraient repoussée avec les mêmes arguments que ceux qui leur servirent à démolir les systèmes des Mazzini, des Webb et des Malon.

Gloses à Staline
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En quoi essentiellement l'économie de Staline a-t-elle chagriné ses successeurs? C'est essentiellement sa doctrine de l'évolution du capitalisme contemporain qui a soulevé l'indignation de Mikoyan. Pour le reste, nous devons nous contenter d'une phrase très générale: «il faut noter, à ce sujet, que quelques autres thèses des «Problèmes Economiques» réclament, si on les examine attentivement, une analyse approfondie de nos économistes, et une révision critique à la lumière du marxisme-léninisme». Mais quelles sont ces autres thèses? Et dans quel sens doivent-elles être corrigées? Selon le marxisme-léninisme? Ou selon ces bousilleurs qui feignent d'avoir été autorisés par Marx et Lénine à modifier leur doctrine sous le prétexte qu'ils sont en présence des données nouvelles, fécondes et imprévisibles des situations apparues après la mort des maîtres? C'est là le comble de l'insulte au marxisme, mais aussi ce que depuis cinquante ans déjà, sous des formes diverses, tout opportunisme affirme. Mikoyan ne le dit pas encore, et le XXème Congrès non plus. Mais nous pourrons le lire sous leur plume quand on aura satisfait à la demande suivante de l'orateur: «Ce serait une erreur de taire le fait que les chapitres du «Manuel d'Economie Politique» concernant la phase actuelle du capitalisme - et en particulier le problème du caractère et de la périodicité des crises cycliques, ainsi que ceux de l'économie politique du socialisme - doivent être étudiés plus à fond et réélaborés».

Sur l'économie du socialisme, nous ne pouvons donc dialoguer qu'avec Staline; voyons en quoi, par contre, Mikoyan rectifie Staline sur la question de l'évolution du capitalisme, et s'il le fait dans le même sens que nous.

«La théorie de la stagnation absolue du capitalisme est étrangère au marxisme-léninisme. On ne peut penser que la crise générale du capitalisme détermine une telle stagnation de la production et du progrès technique dans les pays capitalistes».

Cette condamnation décidée répond à la question suivante: «Un progrès technique et une augmentation de la production sont-ils possibles, dans le présent ou l'avenir, dans les pays capitalistes?» Et immédiatement après, vient cette critique, plus particulière, de Staline: «La thèse connue formulée par Staline dans les «Problèmes économiques» et selon laquelle, «après la division du marché mondial, le volume de la production dans des pays tels que les Etats-Unis, l'Angleterre et la France se réduira», peut-elle nous aider à analyser la situation économique du capitalisme contemporain? Non, cette affirmation n'explique pas les phénomènes complexés et contradictoires du capitalisme contemporain; elle n'explique pas l'augmentation de la production capitaliste advenue dans de nombreux pays après la guerre».

Telle serait donc la faute de Staline. Il écrivait en 1952, c'est-à-dire à un moment où les indices économiques connaissaient, aux Etats-Unis, une baisse par rapport aux maxima des années de grâce où la guerre faisait rage en Corée. C'est pourquoi il voyait déjà proche le moment où le potentiel productif soviétique pourrait rattraper celui des plus grands pays industriels (en réalité, ce moment est encore loin, comme l'indiquent les chiffres du XXème Congrès et les prévisions de Boulganine sur la base du VIème plan quinquennal, qui se termine en 1960). Depuis, l'Allemagne occidentale est entrée dans la course et il semble que la première arrivée sera elle. En outre, dans les années qui suivirent la mort de Staline, les indices de la production et du revenu national américain ont recommencé à monter, atteignant en 1955 le maximum absolu.

Les lois sommaires de Staline
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Staline avait en effet déduit de la division en deux du marché mondial après la guerre et de la perte des débouchés asiatiques, africains et européens des grands Etats capitalistes cette conclusion que les conditions d'écoulement sur les marchés allaient empirer et la production des entreprises diminuer.

Dans le même écrit, il se montre vraiment convaincu que la doctrine du parti évolue avec l'histoire et qu'il faut en rejeter et en substituer les parties «périmées». L'agent de la substitution devait, naturellement, être lui, le grand pontife! Donc, à propos de l'évolution du capitalisme européen, il s'empare des ciseaux et se met en devoir de tailler des chapitres entiers dans l'œuvre de Lénine, de Marx et même, ce qui était du plus haut comique, de... Staline. C'est ainsi qu'il déclare sans fondements une théorie qu'il avait «énoncée avant la seconde guerre mondiale sur la stabilité relative des marchés à l'époque de la crise générale du capitalisme». Mais inutile de perdre du temps à ce sujet, puisque l'auteur retire lui-même cette thèse bizarre et inutile.

Mais il éliminait du même coup une thèse de Lénine qui, au printemps 1916, énonçait qu'en dépit de sa putréfaction, «le capitalisme croît, dans son ensemble (à noter: dans son ensemble) à un rythme incomparablement plus rapide qu'auparavant».

Or cette thèse est la thèse centrale du marxisme, et ce fut pure folie de la part de Staline d'imaginer qu'on pouvait s'en débarrasser. La conception marxiste de la chute du capitalisme ne consiste pas du tout à affirmer qu'après une phase historique d'accumulation, celui-ci s'anémie et se vide de lui-meme. Ça, c'est la thèse des révisionnistes pacifistes. Pour Marx le capitalisme croît sans arrêt au-delà de toute limite; la courbe du potentiel capitaliste mondial, au lieu de présenter une progression en pente douce, monte au contraire jusqu'à la brusque et immense explosion qui termine l'époque de la forme capitaliste de production, et change le profil de la courbe. Dans ce bond révolutionnaire, c'est la machine politique de l'Etat capitaliste qui vole en éclats, pour laisser place à celle du prolétariat qui dépérira au cours du développement. Mais étant un Etat capitaliste, l'Etat de Staline s'est continuellement enflé au lieu de dépérir. C'est ce qui a obligé Staline lui-même, promu arbitre de science, à chasser de la théorie marxiste la loi du dépérissement de l'Etat, et d'y fourrer à la place la thèse vaine du «dépérissement du capitalisme». Mais le capitalisme s'est bien gardé, naturellement, de dépérir!

Parvenu à ce point, c'est a une autre thèse, de Marx celle-là, que le Pontife et les sacerdotes de sa suite s'en prennent. «On dit que le développement du capitalisme est régi par la loi de la diminution du taux moyen de profit; mais ce n'est pas vrai!». Ainsi en a décidé Staline, et cette loi, il la change en celle - vraiment stupéfiante! - de la recherche du profit maximum.

Où il faut éteindre le lance-flamme
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«Si les exploits du lance-flamme dans la bibliothèque des classiques continue de ce train, il ne restera bientôt plus que les moustaches de l'artificier», disions-nous (on nous excusera de nous citer nous-mêmes) dans le «Dialogue avec Staline» (9) en polémiquant contre sa révision des lois intangibles de l'économie marxiste. Mais alors, tous tremblaient devant le «Moustachu». Peut-être ne l'aurions-nous pas écrit dans une situation comme celle d'aujourd'hui, où des «justiciers» méprisables et cyniques, récidivistes de l'indigne «commerce des principes» stigmatisé par Marx dans son impitoyable critique du «Programme de Gotha», livrent au feu ses innombrables portraits.

Nous démontrions que la loi de la «baisse générale du taux de profit» énoncée par Marx était confirmée par tout le développement historique de la forme capitaliste de production, y compris dans la phase monopoliste et impérialiste des deux après-guerres. Nous ajoutions qu'à condition de la comprendre et de l'appliquer correctement, elle se conciliait parfaitement avec l'augmentation du taux de la plus.value (c'est-à-dire du travail non payé) et avec l'accroissement incessant de la masse du produit, de la masse de la plus-value et de la masse du profit. En effet, la masse du capital investi et accumulé dans la production croît de façon si impétueuse que le volume du profit total continue à augmenter dans des proportions gigantesques en dépit dela réduction progressive de son taux.

La pseudo-loi du «profit maximum» fabriquée par Staline lui servait à démontrer que le prolétariat s'appauvrit parce que les capitalistes (qui en Russie n 'existeraient pas, paraît-il) profitent trop. Nous rétablissions également dans sa signification la loi marxiste de la misère croissante, avec des arguments qui vont bien plus loin que celui de Staline sur l'armée de réserve - ouvriers non employés - (qui n'existe soi-disant pas en Russie). Nous montrions que cette loi n'empêche pas que le revenu national, le revenu par tête d'habitant et le niveau de vie non seulement du citoyen, mais de l'ouvrier moyen s'élève au cours de l'histoire du capitalisme.

Mais lorsque les Pontifes - et les Conciles - sont désavoués, les doctrines immuables du marxisme sur les crises et catastrophe finale du capitalisme restent parce qu'elles sont coulées dans un tout autre bronze que les fragiles statues dés dictateurs, et dans un autre acier que les coffres-forts de l'accumulation bourgeoise.

Nous concluions en montrant que la tâche de la révolution socialiste n'était pas de continuer à organiser la course à l'augmentation de la production, mais au contraire de s'appuyer sur une technique et une productivité du travail accrues pour réduire radicalement la durée et l'intensité du travail et le tourment qu'il inflige à l'homme.

Nous montrions enfin que face à la science économique américaine qui se vante d'assurer le bien-être en augmentant la consommation proportionnellement à l'inflation des produits, la polémique marxiste ferait bien mauvaise figure si elle en était réduite à reprendre les stupidités de Staline en matière de répartition du produit entre consommation et réinvestissements.

Autre vain fétiche: la technique
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Lorsqu'ils auront consulté les titulaires des chaires universitaires, écouté les experts, mobilisé les techniciens à force de cours de formation accélérée et de missions à l'étranger, nous nous demandons en quoi la situation des hommes de Moscou dans cette polémique par dessus monts et mers sera meilleure. C'est pourtant sur ce piteux terrain de la «technique» que se sont placés tous leurs petits discours de congrès. Imbibés de la stupide idéologie de la «confrontation» et de l'émulation, de la supériorité du mode socialiste de production sur le mode capitaliste dont tous les pays devraient se convaincre l'un après l'autre (position ineffable!) par simple persuasion, ils trahissent un sot complexe d'infériorité à l'égard des pequenots désinvoltes et ivrognes d'Outre-Atlantique.

A en croire Mikoyan, là-bas en Russie, rien ne fonctionne: ni les hommes de science, ni les universités, les laboratoires, les instituts de recherche, les services de statistiques. Tout est à refaire, à recommencer à zéro pour tenter d'égaler les merveilles d'Amérique. Cet état d'esprit défaitiste fait pendant à l'émerveillement du public d'Europe Occidentale pour les jeux de la télévision américaine du genre «Quitte ou Double» où des primes en dollars viennent récompenser la «culture» d'un public abruti.

Toujours sur la base de sa théorie du «profit maximum», Staline avait écrit des choses scandaleuses sur la technique, soutenant que le capitalisme tendait à devenir toujours plus improductif, non seulement quant à la masse mais aussi quant à la qualité des produits et à revenir aux formes esclavagistes du travail qui existaient dans les premières entreprises employant des salariés, si cela lui procurait des profits supériéurs. Il ne voyait pas l'absurdité économique de la supposition! Citons: «Le capitalisme est pour une nouvelle technique quand celle-ci lui promet des profits supérieurs. Il est contre, pour le retour au travail manuel (?!) quand la nouvelle technique ne lui promet pas (ou ne lui permet pas?) les profits maxima». Ce serait alors «l'arrêt technique du capitalisme».

Cette conception banale d'un capitalisme personnifié qui fait ses calculs et déforme à volonté les lois économiques a cessé de plaire. Non parce qu'elle foulait aux pieds le marxisme, mais parce qu'elle laissait Moscou sans arguments face à l'éléphantiasis mécanique et machiniste, à la conquête technique suprême de l'«automation» américaine et au lancement incessant de produits manufacturés toujours plus raffinés sur le marché mondial.

C'est pourquoi tous les orateurs du XXème Congrès ont préconisé l'imitation des méthodes techniques occidentales dans tous les domaines. A leurs yeux, elles représentent en effet l'«optimum» dans tous les cas, et il n'est même pas permis de penser que, dans certains secteurs, des raisons de classe ou imputables aux lois économiques dispensent de les prendre pour modèle. Dans la soi-disant «émulation» entre la Russie et l'Amérique, cette dernière aurait gagné dès le départ, et c'est donc seulement en marchant sur ses traces que l'on pourrait bien faire.

Ceci est vrai. Non parce que c'était une aberration de Staline de mésestimer la technique capitaliste soumise au joug du profit, mais parce que, dans les deux camps, le but est le même: développer le capitalisme industriel, accélérer l'accumulation, augmenter le volume de la production. Et, comme nous le disions à chaque pas dans notre «Dialogue avec Staline», la voie suivie à l'Est est celle-là même que l'Ouest a empruntée il y a un siècle.

Les Russes sont donc arrivés à la même formule que les Occidentaux: mettre en vente des marchandises plus alléchantes pour l'acheteur, afin d'induire celui-ci à consommer plus. La raison en est que la formule bourgeoise: la consommation est le moyen, la production est le but, est également en vigueur chez eux.

Le mercantilisme
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La critique adressée par le Congrès à l'économie stalinienne s'est donc limitée à la partie descriptive de celle-ci. Dans une certaine mesure, elle défend le capitalisme contre l'accusation de négliger, pour un plus haut profit, les ressources de la science et une efficacité majeure de la technique productive.

Mais, dans l'ouvrage incriminé, Staline ne s'était pas contenté de révolutionner les lois marxistes de l'économie capitaliste. Il avait également rudement malmené celles de l'économie socialiste, et c'est surtout là-dessus qu'avait porté notre contradiction dans le premier «Dialogue».

Nous attendions que les discours-fleuve de Moscou fassent la lumière sur ces points. Il n'en a rien été. Et rien non plus n'est venu suggérer que le dangereux mercantilisme que nous avions dénoncé ait reçu la moindre atténuation. Tout au contraire, la description des progrès économiques en Russie et la présentation des nouveaux programmes et des nouveaux plans contiennent des formules qui soulignent à outrance le caractère commercial de l'économie russe. Rien n'a changé, même dans le ton des formules imputées à Staline sur la société socialiste, le pays socialiste, la construction du socialisme déjà réalisée. On doit donc en conclure que la thèse favorite de Staline reste intouchée: dans l'économie socialiste, les produits sont des marchandises et les objets de consommation se payent en monnaie.

Staline affirmait que l'économie socialiste est avant tout dominée par la loi de l'échange entre équivalents. Nous avons déjà démontré par une profusion de citations de Marx, Engels et Lénine et nous n'y reviendrons pas ici, que même le socialisme du stade inférieur n'est pas mercantile et que l'on reste dans les limites sociales et historiques du capitalisme tant que l'on produit et que l'on consomme des marchandises; que chaque fois qu'il y a paiement d'un salaire en monnaie, la force de travail est elle-même une marchandise. Nous avons réfuté l'argumentation sophistiquée de Staline selon laquelle ceci cesserait d'être vrai dès le moment où celui qui paie le salaire est l'Etat prolétarien. Nous lui avons opposé la thèse exacte qui caractérise l'Etat comme prolétarien justement lorsque son intervention dans l'économie a pour effet de réduire et enfin de supprimer la forme salaire, au lieu de l'étendre.

Nous avons enfin montré qu'il existe, pour des sociétés comme la société russe, un stade historique où l'Etat du prolétariat édifie des entreprises à travail salarié (ce qui est alors un pas vers le socialisme) mais qu'alors cet Etat n'introduit pas en contrebande sous l'étiquette de socialisme ce qui est du capitalisme et que, comme Trotsky et Zinoviev, il appelle les choses par leur nom.

Silence au Congrès sur tout cela. Mais, naturellement, ce qui se cache derrière ce silence c'est un stalinisme pire encore.

Une autre loi que Staline appliquait au socialisme était celle de l'augmentation du volume du produit en proportion géométrique. Nous soutenions que c était là la loi même de l'accumulation capitaliste et qu'elle allait à contre-sens du seul plan socialiste possible: arrêt de l'augmentation de la masse de produits, diminution du temps de travail. Le nouveau plan quinquennal présenté au Congrès suffit, comme tous les précédents, à montrer que là aussi on est en économie des staliniens endurcis.

Dans sa conclusion, Staline avait établi «la loi fondamentale de l'économie socialiste» dans les termes suivants: «assurer aux exigences matérielles et culturelles toujours croissantes de l'ensemble de la société le maximum de satisfaction grâce à l'augmentation ininterrompue de la production socialiste et à son amélioration qualitative sur la base d'une technique supérieure». Opposant grossièrement cette loi à celle qu'il avait inventée sur le taux maximum de profit, il ne soufflait mot de la diminution de l'effort de travail. Le XXème Congrès ne nous a pas dit si cette partie de sa doctrine serait, elle aussi, réformée, ni si elle le serait dans le sens du marxisme-léninisme. A cet égard, on ne peut trouver d'éclaircissements ailleurs que dans la présentation du plan quinquennal, dans les indices économiques qu'il se promet de modifier d'ici 1960.

Rien ne permet donc de dire que les erreurs énormes de Staline en matière d'économie aient été éliminées dans un sens marxiste ou qu'elles le seront par la suite, dans les nouvelles études économiques que le Congrès s'est proposé de faire. Les anciens traités seraient à refaire de fond en comble: mais Mikoyan n'a pas compris combien il était énorme de dire que les recherches statistiques du puissant appareil d'Etat russe sont bien en arrière de celles que Marx et Lénine avaient conduites avec les moyens du bord, en savants travaillant dans la plus dure misère. Qu'ils aient, en dépit de cela, obtenu de meilleurs résultats, quelle plus grande honte, pour un Etat «socialiste»?

Là aussi: pas de retour au marxisme-léninisme, mais un coup de barre sur la même voie de déroute, celle de Staline, ayant pour effet de s'écarter plus encore, dans tous les domaines, du chemin indiqué par les grands maîtres de la doctrine révolutionnaire.

En substance, la succession historique des positions est la suivante:
Lénine place au premier plan la lutte générale du prolétariat de tous les pays pour abattre le capitalisme, qui mourra.
Staline - première époque - place, lui, au premier plan la construction de l'Etat russe, sans renoncer à la guerre ouverte avec l'Occident, qui sera vaincu.
Staline - deuxième époque - pose comme objectif de dépasser dans la production, la technique et la culture, l'Occident qui déclinera et succombera.
Avec les démolisseurs de Staline il n'est plus question que d'une compétition pacifique avec le capitalisme occidental auquel on reconnaît la supériorité et le droit à la vie.

La course à l'accumulation
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Pour Moscou, ce n'est pas l'explosion de la lutte des classes et du contraste entre forces productives et rapports sociaux qui doit décider du sort du capitalisme. C'est le fait que Son Evanescence l'Opinion Publique de chaque pays du monde se convaincra de la «supériorité du socialisme» sur la base de données comparées concernant les rythmes respectifs de la production à l'Est et à l'Ouest. Ainsi, pour nos gens, tout se ramène à une confrontation de chiffres.

En présentant le nouveau plan quinquennal, Boulganine a défini les termes de la situation qui se présentera en 1960. Kroutchev, dans son rapport d'ouverture, a établi une comparaison entre les différentes nations sur la base des chiffres de 1955. Il n'a fourni ni les indices absolus de la production industrielle, ni ceux par tête d'habitants. Il s'est limité à indiquer le rapport entre la production actuelle et celle de 1929, c'est-à-dire l'évolution au cours des vingt-cinq ans des cinq plans quinquennaux russes, mettant à l'indice 100 la production de tous les pays en 1929. Tandis qu'en Russie, l'indice actuel monte ainsi à 2.000 environ (ce qui suppose une industrialisation vingt fois plus grande), celui des pays occidentaux double seulement par rapport à 1929 et, s'élèvant seulement à 200, il apparaît dix fois plus petit que l'indice russe. Naturellement, la comparaison impressionne!

A ce point, tout le discours de Kroutchev tourne autour de la loi de «progression géométrique» qui, selon Staline, caractériserait le socialisme alors que c'est tout simplement celle de l'intérêt composé, familière à n'importe quel comptable.

Si je veux doubler le capital (ou bien le revenu, ou le produit) en vingt-cinq ans, il suffit que je mette en réserve et que je lui ajoute annuellement non pas les 4 % comme la division arithmétique pourrait le faire croire, mais environ le 3 %. Après vingt-cinq ans, cela me donnera en effet non pas 175, mais, par le jeu de l'intérêt composé, 200.

Pour obtenir maintenant non pas le double, mais vingt fois le chiffre de départ en vingt-cinq ans, il faut réaliser annuellement une augmentation non pas de 76 %, mais de 13 %. Il en résulte que le rythme d'accumulation en Russie est tout simplement trois fois plus grand (au lieu de dix fois) que celui des pays capitalistes les plus développés. L'effet démagogique risible qui est recherché est de donner à entendre que le «socialisme» accélère la production trois fois plus vite que le capitalisme, et, ce faisant, triple donc aussi le bien-être et la félicité de l'humanité. Il ne reste donc plus aux peuples et aux citoyens libres de toutes les classes qu'à l'appliquer en tous lieux par libre choix et sans résistance.

Mais c'est là une telle monstruosité pour la science économique et le marxisme que même Joseph Staline n'aurait pas osé l'écrire.

L'âge du capitalisme
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Le capitalisme accumule à un rythme rapide à ses débuts, à un rythme lent dans sa maturité. Historiquement, le rythme d'accumulation décroît (de même que le taux moyen de profit) tandis que la masse du produit du capital, du revenu, du profit et la puissance mondiale du capital augmentent. Avec le socialisme, le rythme tombe au minimum et en théorie, sinon à zéro, du moins au rythme de l'augmentation annuelle de la population, c'est-à-dire, pour les pays les plus prolifiques, à 1 %: telles sont les conclusions marxistes en la matière.

Il est vrai que le capitalisme était né bien avant 1929 en Russie. Mais c'est cette année-là qu'après la première guerre mondiale et la guerre civile le pouvoir soviétique reprit l'initiative de l'industrialisation.

Lors de la Constitution de 1936, Moscou déclarait que l'industrie était sept fois plus forte qu'en 1913. Donnant l'indice 100 pour 1929, l'indice 429 pour 1937 le XXème Congrès permet de conclure que l'industrie russe était à peine plus forte en 1929 qu'en 1914, une fois et demi environ.

Si donc on part, pour tous les pays, non plus de 1929, mais de 1913, la période considérée devient de quarante-deux ans; le rythme d'accumulation des pays capitalistes ne change pas sensiblement (4% environ), tandis que celui de la Russie tombe à 7,5 % en moyenne. C'est probablement celui auquel procédait déjà... le Tzar! (nous verrons cela plus loin).

Si nous pouvions considérer les quarante premières années du capitalisme en Angleterre, par exemple, ou en France, nous ne trouverions pas un chiffre inférieur aux 7,5 % russes, ni même aux 13 % des plans (cf. ci-dessus).

La règle est donc qu'un pays à peine sorti du féodalisme a un rythme d'industrialisation plus élevé qu'un pays de capitalisme déjà ancien. Si ce rythme était proportionnel au bien-être (au lieu de l'être, comme c'est en réalité le cas, à l'exploitation et au tourment du travail salarié), c'est non seulement le système capitaliste, mais féodal - et non le socialisme - qui gagnerait la compétition; et pour quiconque est indépendant de nos illettrés nationaux en fait de marxisme, cela n'est un paradoxe ni économique, ni historique.

Nous pouvons donc vérifier que non seulement économiquement, mais aussi historiquement la Russie est un pays peu industrialisé. C'est pourquoi elle est obligée de courir afin de rattraper les pays occidentaux; non pour l'honneur du socialisme, mais du fait de la concurrence impérialiste normale entre les divers capitalismes nationaux qui entrent successivement en lice.

Les indices par tête d'habitant
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Supposons que la Russie arrive en 1960 au même rythme d'augmentation de la prospérité nationale qu'en 1955; supposons en même temps que la présente conjoncture favorable en Amérique et dans l'Occident européen arrive à sa fin, comme si nous admettions qu'en Russie les «crises» ont été abolies par la construction du socialisme, tandis qu'elles persistent dans l'autre camp.

Selon Boulganine, la Russie produira alors 593 millions de tonnes de charbon fossile, contre 222 en Angleterre et 456 aux Etats-Unis. Elle sera donc au premier rang. Ceci en chiffre absolu.

Mais les planificateurs super-capitalistes de Moscou ont bien précisé qu'il s'agissait de battre l'Ouest non seulement dans les chiffres globaux, mais encore dans la production par tête d'habitant. Avec 220 millions d'habitants pour la Russie (c'est le chiffre qu'on donne aujourd'hui), 50 pour l'Angleterre et 160 pour les Etats-Unis, les indices seront les suivants: en Angleterre, 4,4 tonnes par habitant; aux Etats-Unis 3, et en Russie 2,7, c'est-à-dire qu'en dépit de la formule de Staline, elle restera en queue.

Aujourd'hui, on a: Angleterre 4,4; Etats-Unis 3; Russie 1,8. En avant donc, Russie industrielle capitaliste!

Prenons l'énergie électrique: 1960, Etats-Unis: 612 milliards de Kw.; Russie: 320; Angleterre: 77. Par habitant cela donne, en ordre décroissant: Etats-Unis: 3,8; Angleterre: 1,54; Russie: 1,45. Donc, l'infériorité est à la fois absolue et relative. Mais à l'état actuel, on a respectivement: 3,8; 1,54; 0,77. Cours donc, Russie!

Mais l'indice le plus probant est celui gui concerne l'acier, Sa Majesté l'Acier qui gouverne la Paix comme la Guerre, l'industrie légère comme l'industrie lourde, l'équipement comme la construction des maisons. Avec le plan on aura en 1960: Russie, 68 millions de tonnes (contre 45 en 1955); Angleterre: 20; Etats-Unis: 106; soit, par tête d'habitant: Etats-Unis: 0,66; Angleterre: 0,40; Russie: 0,31 (contre 0,20 seulement aujourd'hui). En avant donc, Russie! Mange moins et produit plus d'acier!

Dans tout ceci nous avons supposé - avec la bonne opinion que Boulganine et Kroutchev ont de la Russie, mais aussi avec la mauvaise que Staline avait de l'Occident (et que le XXème Congrès a corrigé en faveur de ce dernier!) - que la production en Occident et la population en Russie ne varieraient pas pendant les cinq années à venir.

Kroutchev nous a montré pourtant qu'un nouveau personnage, l'Allemagne de Bonn, était entrée en scène en reconstruisant à un rythme rapide son industrie, avec une technique et un niveau culturel auxquels Russes et Américains peuvent tirer leur chapeau. Population: 52 millions (en comptant les 8 millions accourus de l'Est et de l'étranger). Production d'acier en 1955: presque 20 millions de tonnes. Indice par tête d'habitant: environ 0,40, comme pour l'Angleterre. Quant au rythme de progression, il est non pas lent comme en Angleterre, mais rapide comme en Russie! Les données pour l'Allemagne, absolues et relatives, en masse et en rapidité, sont donc de premier ordre. Un axe industriel Etats-Unis-Allemagne l'emporterait donc en 1960 comme aujourd'hui sur un axe Russie-Angleterre-France. Le Japon ne vient qu'après ces champions.

Avec les vaincus ou avec les vainqueurs?
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Une autre loi est que les Etats industriels battus dans la guerre se mettent a «courir», tandis que mes vainqueurs vont au pas. Là où la gigantesque pieuvre du capitalisme a vu ses tentacules mutilées elle les reconstitue avec un pouvoir juvénile de régénérescence.

Empruntons à Kroutchev son tableau des rythmes de progression (moyennes annuelles de la dernière période quinquennale) de la production industrielle.

L'Amérique avance calmement avec 4,3 % par an; l'Angleterre plus calmement encore avec 3,5. La France, bien maltraitée par la guerre, monte à 6 %: c'est le vaincu qui gagne. L'Italie battue militairement et mal dotée pour l'industrie a déjà atteint les 9,3 %. Le Japon et l'Allemagne, archi-vaincus, procèdent au même rythme impressionnant que la Russie, c'est-à-dire respectivement de 15 et 12,5 % par an. Avec 15 % par an, on gagne en cinq ans, non 75 % mais, comme nous l'avons vu plus haut, 100 %. En effet, d'après le tableau de Kroutchev la Russie est passée de 1082 à 2049 (de 100 à 190), l'Allemagne de 117 à 213 (de 100 à 182), le Japon de 115 à 239 (de 100 à 207). Sont-ce là les miracles du «socialisme»? Sont-ce les miracles que Boulganine appelle et attend du prochain plan quinquennal, avec son augmentation de 65 % - de 100 à 165 - ce qui correspond au rythme modeste de 11,5 %? Dans les plans d'avant-guerre, ce rythme oscillait entre 10,5 et 13 %. (10)

Ce coup de frein aux investissements dans l'industrie pourrait en liaison avec la condamnation de Staline, sembler avoir un sens socialiste (le bluff propagandiste mis à part) au cas où il servirait à élever un niveau de vie désastreux, domaine où la comparaison avec les indices occidentaux est pessimiste. Mais, en réalité, il s'agit seulement d'une part de céder à la pression prolétarienne (par force!) et d'autre part, d'accuser l'infériorité militaire de la Russie face à l'Ouest impérialiste.

A propos de cette pression, il nous faudra dire par la suite quelque chose de l'agriculture et de la consommation, et souligner que, sous le couvert de leur prétendu «retour à l'économie marxiste», les discours du Congrès ont rendu un hommage plein d'envie à l'économie américaine, à la moderne théorie de Keynes, ainsi que, comme on peut le démontrer, à Malthus qui, par rapport à Marx, appartient à la préhistoire de la science économique.

Les lois du matérialisme historique contraignent l'idéologie à se mouler sur la structure sociale de base, en dépit des vaines résistances qui se manifestent dans les formulations fabriquées en série par les fanfarons du monde capitaliste tout entier. Voilà la véritable confession du XXème Congrès, et non pas celle qui concerne les procédés bestiaux qui ont servi à extorquer leurs aveux aux accusés des procès des purges.

Société bourgeoise, congrès de style bourgeois, science économique bourgeoise: non, bien entendu, au sens classique, mais au sens vulgaire, néo-vulgaire, super-vulgaire de l'expression dont Marx usait avec un mépris inégalable.

[Suite]

Notes:
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  1. En français dans le texte. [back]
  2. Nous les avons mises en évidence dans notre «Dialogue avec Staline». [back]
  3. En cours de parution dans «Programma Comunista» sous le titre «Struttura economica e sociale della Russia d'oggi». [back]
  4. Ch. «Profit et plus value», Troisième Journée. Matinée, p. 5. [back]
  5. Les chiffres donnés pour 1950-55 diffèrent peu de ceux de 1946-55 dont nous parlons plus loin. [back]

Source: Editions de «Il Programma Comunista» nr 7, avril 1956.

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