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PLAIDOYER POUR STALINE


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Plaidoyer pour Staline
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Plaidoyer pour Staline

Toutes les révolutions se sont saoulées de procès intentés aux individus et se sont rassasiées d’innocences et de culpabilités, d’accusations et de défenses. La Révolution que nous attendons ne le fera pas, si, comme nous le croyons, il y a, à la fin de la théorie marxiste, la révolution. En effet, cette théorie ne connaît pas la responsabilité personnelle ni l’absolution, ni la condamnation. Elle connaît des actes de force qui sont des nécessités sociales et n’ont rien à voir avec la position juridique ou morale de victime ou d’auteur.[1]

Il serait donc stupide de notre part d’élever la voix pour défendre Staline, accusé posthume. Ce sont les actes d’accusation dressés contre lui qui sont éhontés. En effet, ceux qui concluent à sa condamnation constituent une étrange collusion allant de ses ennemis déclarés depuis des décennies ( et qui haïssent aussi bien le communiste qu’il fut parmi les autres communistes révolutionnaires que le déserteur qu’à nos yeux il est devenu plus tard ) à ses amis de toute cette période qui lui découvrent aujourd’hui d’innombrables ignominies.

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Ou bien on tisse l’histoire de l’humanité comme une res gestae, suite d’exploits réalisés par des grands hommes et des grands capitaines, dont la volonté géniale déroule les faits comme un film que le commun des hommes récite ensuite comme une foule de figurants, ou bien on la tisse à la façon des marxistes en cherchant les causes qui mettent en mouvement les grandes masses dans les conditions communes de leur vie matérielle, conditions extérieures à leur conscience et à leur volonté.

Si l’on s’en tient à la première vision, il ne faut pas s’étonner que tel nom, rendu « immortel » par la gloire de ses exploits et par la croyance forgée au cours des drames successifs, vienne à changer à l’annonce d’actes ignominieux et de turpitudes inouïes qui suffiraient à classer tout homme au rang de brute , criminel et rebut de la société. Plutôt vieux que nouveau est donc le cas de Staline, être sublime élevé sur les autels, puis présenté comme sujet dégénéré et monstrueux.

Avec un brin de marxisme, il nous suffit ici de rappeler cela, sans entrer dans les explications. Autrement dit, nous confrontons les caractéristiques de la classe et du camp dont l’homme fameux fut le défenseur et celles de la classe et du camp qu’il combattait. Par rage ou par vil intérêt, ce sont d’ailleurs toujours les sujets et partisans qui ont mis dans cette double lumière tous ceux dont la collection de noms constitue l’histoire telle qu’on nous la présente, c’est-à-dire, ceux que nous appelons par dérision les « Battilocchi ».

Le Sage, auquel on demandait conseil en matière politique, propose qu’on fit passer la faux à une certaine hauteur du sol pour couper les fleurs qui, du champ rouge de coquelicots, dépassaient les autres  : il savait bien que celui qui s’élève au-dessus des siens, par force ou par valeur particulières, le fait parce qu’il excelle à nuire et à sévir et qu’il a une sinistre capacité d’opprimer autrui.

Nous ne serions plus marxistes, c’est-à-dire, nous n’étudierions plus l’histoire, si nous pensions qu’une telle extermination de Grands et de voyous puisse affecter on quoi que ce soit la marche de cette révolution que nous revendiquons et dont les racines sont bien fixées à toutes les tiges de ce champ d’herbes qu’est l’humanité.

Une vie humaine serait insuffisante si nous voulions suivre de cette manière casuiste l’histoire avec sa double version des hommes exceptionnels dont nos adversaires prétendent qu’ils sont les moteurs du cours général des faits. Prophète ou savant, saint ou meneur de peuples, demi-dieu ou demi-démon, aucun nom exceptionnel n’y échapperait, pas plus que leur reflet dans les œuvres littéraires d’imagination où, sous une forme transposée, les hommes fixent leurs traditions communes. Nous démontrerions que le sublime et l’ignoble n’épargnent personne, et c’est pour ces deux raisons qu’ils sont tous évoqués, ou mieux, imaginés, par les mystérieuses transpositions des premières formes de la connaissance humaine et de la transmission des événements du passé. Il est donc inutile de chercher la clé du problème Staline dans cette filière de l’homme, cause de l’histoire, où s’engagent la bande des Dulles aussi bien que la bande des Khrouchtchev (toujours pour s’arranger à l’amiable).

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Nous pourrions sonder les religions et les mythes, qui ne sont rien d’autres que les premières consignations par écrit de l’histoire sociale vécue et n’ont pas été inventés arbitrairement ou par hasard, mais décrivent les déformations successives des conditions matérielles de la vie collective. Ainsi les premiers types qui identifièrent le bon et le mauvais génie, le sauveur des hommes et la bête fauve qui se repaît de leur sang. A chaque stade, en des extrêmes terribles, Dieu est le premier modèle de l’être à la fois aimé et craint.

Les premiers personnages de l’histoire sont situés, eux aussi, entre le mythique et l’humain. La tradition qui les fixe, oscille, embarrassée, entre leurs vertus illustres et leurs vices répugnants. A l’époque présente encore, c’est surtout l’horrible qui apparaît aux humains le plus apte à élever un homme sur un piédestal au-dessus des autres.

Beaucoup de grands chefs, de seigneurs et de souverains ont vu le souvenir de leurs infamies surpasser dans la narration historique celui de leurs mérites. On a pu, tout au plus, unir les deux, mais l’imagination populaire n’a jamais pu les séparer. Rappelons-nous les féroces sacrifices et massacres des rois assyriens ou égyptiens que l’histoire rattache à la fondation de civilisations millénaires et à des œuvres gigantesques  : régulation des eaux du Nil, pyramides, villes aux sept enceintes, ou irrigation bien-faisante comme dans la fertile Mésopotamie que Sémiramis avait transformée, de forêt infestée de fauves, en un riant jardin entre les eaux domptées du Tigre et de l’Euphrate (cette même Sémiramis passa ensuite dans l’histoire comme une des plus grandes putains, car n’est-ce pas le côté sexuel de la transposition humaine qui émerge immanquablement de ces noms retentissants ? ). Mais tout cela serait trop long à développer. Si les grands empereurs s’imposèrent aux peuples, ce ne fut pas grâce à des guerres et des campagnes harassantes et glorieuses, mais bien plutôt pour avoir su faire râler les prisonniers sous les roues des chars de triomphe. Nous sommes-nous tant éloignés de ces mœurs aujourd’hui ? L’émotion malsaine du peuple américain policé pour quelques décimètres d’intestin d’Ike aurait-elle pu être suscitée s’il n’y avait pas eu la joie d’avoir connu et admiré sur les écrans comment des centaines de milliers de corps vivants furent magistralement écrasés sous les bombes atomiques de Nagasaki ou d’Hiroshima, ce qu’aucun Xerxès, Cyrus, Tamerlan ou Gengis Khan n’auraient pu célébrer.

Brûlons les étapes. Il est facile d’amalgamer la grandeur des condottieri et leurs « exploits » sexuels avec les favorites de toutes les races, conquises au cours de leurs victoires. Pour avoir été le seul à ne pas franchir l’alcôve de Cléopâtre, Octave voit sa popularité baisser de plusieurs longueurs par rapport à Antoine et Jules César. En littérature, la virilité avec les femmes s’accouple à merveille avec la valeur devant l’ennemi. C’est ainsi qu’Astolphe vainquit de manière épique douze vierges dans la nuit, et douze chevaliers le lendemain. Enjeu du duel, sa propre tête.

Mais souvent, les dégénérescences et les inversions sexuelles les plus viles ont, elles aussi, corsé les qualités des hommes éminents. Socrate demeure le fondateur de la philosophie morale, malgré ses badinages avec le jeune Alcibiade, son élève préféré. Pour revenir à César, il est banal de rappeler, avec Suétone, que ses fidèles légionnaires – et non ses adversaires – chantaient au triomphe, en ce latin qui permet les gaillardises  : Hodio César triomphat – que subegit Gallias – Nycomedes non triomphat – que subegit Caesarem. Vrai ou faux, l’épisode avec Nycomède, roi de Bithynie, est-il un fait historique de poids, comparable au transfert en Gaule et en Grande-Bretagne de la forme sociale romaine classique, et à la fondation de l’Empire romain ? De tels événements sont-ils déterminés par la personne d’un César, vu ici comme un inverti, et là comme le plus grand général, ingénieur, écrivain, historien, homme d’État d’un siècle d’or, c’est-à-dire fécond en hommes de premier plan, ou, selon nous, marxistes, était-ce le devenir de forces collectives non personnelles qui était alors fécond ?

L’empire s’effondrera, après avoir connu Néron, Caligula, Tibère, maculés dans la croyance populaire de tous les délits. Et pourtant les forces sociales nouvelles qui s’étaient développées avaient pris la figure de féroces envahisseurs. Attila, fléau de Dieu, fera disparaître l’herbe sous les sabots de son cheval, mais un monde original naîtra  : maudit ou béni ? L’un et ’autre. Et les Vandales, les Erules, les Goths, les Normands, et leurs rois aux noms illustres, aux coutumes féroces, et aux mérites si chrétiens.

Bourreaux et pères de la Patrie, Saints et inquisiteurs, Réformateurs et Tyrans se pressent dans la mémoire historique, accolés à des noms qui se confondent – sans trop choquer qui que se soit de nos jours – avec leurs exploits glorieux, empoisonneurs, incestes, parricides, dresseurs de bûchers et pourvoyeurs de potences. Le jugement moral sur ces noms fait écrire à n’importe quel historien, de quelque école qu’il soit, une histoire ivre et décousue. Il faut évidemment chercher les raisons historiques en dehors des infamies aussi bien qu’en dehors de cette grêle hallucinante de Noms Immortels. Il fallut que ce soit fait – et ce fut fait – par le matérialisme historique.

Faut-il encore rapporter les deux présentations de la Révolution française, l’une par les féodaux, l’autre par la bourgeoisie ? Rappeler les accusations de bêtes fauves lancées contre la terreur par les thermidoriens et la restauration ? Leur opposer la lumineuse construction du marxisme naissant, qui ramène les apologies et les haines stupides et dépassées au drame vivant des classes en lutte, à la force motrice de la lutte économique ? En bannissant pour toujours tout jugement moral.

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Les personnages les plus récents n’échappent pas à cette règle. Le choc de la première guerre mondiale fut lié au nom de Guillaume de Prusse, idole des uns, monstre des autres ; une histoire malpropre de rendez-vous avec le comte de Eulenburg on fut la prémisse. On a toujours voulu conduire les batailles politiques avec cette arme de propagande qu’est le commérage sexuel, dont le Vatican lui-même n’est pas exclu. Quand Mussolini était au sommet, on chuchotait sur des amours illicites, on diffama ses secrétaires et ses conseillers ; on étala largement, comme c’est toujours le cas, le linge sale de famille. Que n’a-t-on pas dit de Hitler ? Les hommes du prolétariat furent bien souvent en butte à ces bas procédés. Il s’est trouvé des porcs pour donner des raisons obscènes aux liens qui unissaient Engels à la famille de Marx. Pourtant, l’histoire du communisme a donné des exemples qui clouent le bec à tous des hommes qui, peut-être, comme Marx et Lénine n’eurent d’autres femmes que leur admirable épouse, malgré la théorie sexuelle professée. Ces jours-ci, il s’est trouvé un crétin peur parler d’une visite de Lénine à une maison close de Paris, au lieu de la Bibliothèque Nationale, visite qui l’aurait infecté… Mais à notre connaissance, il ne s’est jamais trouvé quelqu’un d’assez cochon pour manquer de respect à l’incomparable compagne de Lénine, exemple éminent de femme d’un homme puissant, uniquement dévouée non tant au mari qu’à l’homme de parti et qui rappela courageusement à Staline qu’il n’était pas l’unique. On peut aussi unir à Jenny et à Nadejda cette autre grande figure qu’est Nathalie, la veuve de Trotski.

Et aujourd’hui vous voudriez résoudre le problème de la direction historique qu’on lie par pure convention au nom de Staline avec le fait vrai, ou faux – mais qui de toutes façons n’a aucune espèce d’importance – que dans sa vieillesse, il se soit fait amener des jeunes femmes presque à l’âge d’enfant !

Sur ces sujets dégoûtants, ce sont les bouches colporteuses plutôt que les nerfs fragiles qui sont méprisables. Une politique qui lie un succès à l’emploi d’aussi misérables moyens – peu importe qu’ils soient vrais ou faux, répétons-le – ne fait que donner la mesure de la petitesse et de l’insignifiance humaines. S’il s’agit de quelqu’un qui, à un moment donné se dit marxiste, la dégringolade n’en est que pire, car nous nous trouvons en présence d’un cerveau dégénéré d’une façon cent fois plus pathologique que ne le sont les glandes sexuelles dont les hormones ne sont pas chimiquement à la norme générale.

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A la fin de son étude sur Staline, riche d’un incroyable matériel dont se réclamèrent dramatiquement les événements postérieurs, Trotski ( auquel nous ne pourrons jamais pardonner d’avoir trop souvent joué au biographe et au psychologue, lui, le grand marxiste historique ) conclut « L’État c’est moi est presque une formule libérale on comparaison de l’actuel régime totalitaire de Staline. Louis XIV s’identifiait seulement à l’État. Les pontifes romains s’identifiaient à la fois à l’État et à l’église, mais cela, seulement dans le domaine temporel. L’État totalitaire russe dépasse de loin le Césarisme et le papisme, puisqu’il embrasse toute l’économie du pays. A la différence du roi soleil, Staline peut à bon droit affirmer la société c’est moi. »

La distinction entre État et société est fondamentale dans la théorie de Marx et d’Engels. Tant que l’État subsistera, ces deux choses seront distinctes et antagoniques. L’État est, en effet, une machine de classe qui pèse sur le corps de la société humaine. Pour ériger un État, il ne suffit pas d’un homme, il faut une classe sociale, si le marxisme est le marxisme.

Trotski n’a écrit ces mots qu’à titre de sarcasme féroce. Il n’a pas voulu dire que Staline a posé son talon sur l’État et sur une société de 200 millions d’hommes, ce serait se ravaler au niveau d’un Khrouchtchev qui veut se faire craindre avec le petit doigt de Staline.

Même Lénine, dans son testament, s’appesantit sur l’examen psychiatrique de Staline. Ce texte peut faire grande impression, mais il n’est ni le meilleur ni le plus utile de Lénine. D’ailleurs Lénine lui-même s’en excuse  : ces choses ( le méchant caractère de Staline, sa grossièreté avec les camarades) semblent des vétilles, mais elles n’en sont pas, etc.

Lénine, comme sa femme le voyait clairement, voulait passer les fonctions de Staline à Trotski, Zinoviev et Kamenev, mais uniquement parce qu’il sentait que ceux-ci se trouvaient sur la ligne de force de l’histoire et auraient lutté contre Staline, tout comme nous et lui, s’il n’était pas mort.

Lénine commença à mal se porter en mars 1922. La première attaque d’artériosclérose lui paralysa le côté droit et lui enleva la parole le 26 mai. Il participa pleinement au IVe congrès du Comintern, du 4 novembre au 5 décembre 1922 ; sa forme était remarquable, il s’était repris. Mais le 16 décembre, se produisit la seconde attaque. Il écrivit son testament le 25 novembre, le post-scriptum le 4 janvier 1923. Le 9 mars, peu de jours après sa lettre de rupture avec Staline, survint la troisième et plus terrible attaque. En octobre 1923, son état parût s’améliorer. Il mourut le 21 janvier 1924.

Mais déjà en juin 1922, durant l’exécutif élargi auquel Lénine ne put assister, celui qui put l’approcher vit un homme rongé par la maladie, aux yeux méconnaissables, et faisant de visibles efforts pour se souvenir et parler  : bien qu’appartenant à ceux pour qui l’histoire se fait sans les hommes ou sans tel ou tel homme donné, le visiteur dit en sortant à ses camarades une phrase imagée voulant dire  : les gars, nous sommes définitivement foutus.

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Il faut donc utiliser avec circonspection ce que Lénine a pu exprimer dans les derniers temps de sa vie. Le phénomène de novembre-décembre 1922 fut, sans doute, le dernier sursaut que la nature pouvait produire, avec 1’aide des meilleurs médecins dont disposait Moscou et avec le travail incroyable de Nadejda qui, après la seconde attaque, dut lui réapprendre à parler et à écrire comme à un enfant. Quand Trotski raconte, dans son livre, que Staline voulut donner à Lénine le poison qu’il réclamait, il ajoute que le médecin n’excluait pas une amélioration et disait  : le virtuose sera toujours le virtuose. Ce mot, d’origine italienne, ne nous parait pas bien choisi. Un homme reste durant toute sa vie une même personne pour dieu, le diable et la loi, mais il ne reste certainement pas toujours la même chose, surtout pour le médecin.

Pour conclure brièvement sur cette question, la phrase brillante de Trotski n’est pas juste, non plus que les dernières manifestations tragiques de la pensée de Lénine.

Quiconque utilisera l’État, le fera contre une fraction, une classe, ou plusieurs classes de la société. Le problème est celui de la relation entre l’État et la société. La société est une colonie naturelle d’animaux humains placés par la nature dans des conditions données que nous distinguons en catégories de conditions. L’État est une machine organisée, formée dans la société et lié à une fraction de celle-ci. La base de l’État ne peut jamais coïncider directement avec celle de la société comme le prétend le mensonge de la théorie démocratique et libérale.

La théorie de la dictature nous enseigne à utiliser à notre tour une machine-État, élevée après la destruction de l’ancienne machinerie traditionnelle, mais qui reste toujours une machine, faite d’hommes liés aux divers engrenages.

Cette machine agit contre les classes vaincues, mais survivantes, pour les disperser, elles, leurs appendices et leurs influences tenaces ; ensuite, elle disparaîtra.

Mais tant que cette machine existera, elle sera faite d’hommes  : écrivains, orateurs, organisateurs, soldats, gardes, policiers.

Admettons que la machine- État fonctionne avec des hommes capables et sélectionnes, doués de qualités appropriées ( et aussi de défauts, ce conformément à la morale classique) , nous ne renoncerions pas pour autant à l’usage, historiquement transitoire de l’État-machine, de l’arme-État, de la porcherie-État.

Nous ne visons pas à ériger un État modèle, comme le rêvent les idéologues que nous combattons. Comme l’histoire nous l’impose, nous visons à débarrasser la société de l’État qui, sous certains angles, sera plus tranchant et plus rude que ceux qui l’ont précédé.

Étant donné une forme sociale aussi décatie que le capitalisme actuel, on peut présumer que l’État qui en débarrassera la société devra être particulièrement pesant. Même si l’on prouve que quelques militants du parti devront s’y employer, et même s’y sacrifier, pour devenir subjectivement impitoyables et féroces, ce ne serait pas là une raison historique pour reculer dans l’unique voie de la révolution.

Ainsi parlèrent et écrivirent Lénine et Trotski en possession de leur pleine maîtrise, eux qui subjectivement, n’auraient pas écrasé une fourmi sans déplaisir ( une seule fois Trotski nous parla, avec son bon sourire, des « plaisirs de la chasse » ). Nous n’avons aucune raison et aucun intérêt doctrinal de parti à faire feu de l’argument du sadisme de Staline, car il ne constitue pas une clef de l’histoire  : quiconque le voulait pouvait le regarder on face et l’apostropher, comme le fit Nadejda sans trembler. Ni la méchanceté ni la brutalité de Staline ne décidèrent de cette partie de ’histoire. Loin de là.

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Ce ne fut pas la nature qui créa une monstrueuse créature, mais l’histoire qui s’arrêta sur un difficile type de machine-État, à cheval sur trop de forces contradictoires, dont celle qui aurait été décisive intervint le moins  : le prolétariat d’Europe.

Cette forme historique s’était arrêtée sur une monstrueuse conjonction de deux fermes qui désormais forment une alternative  : démocratie et dictature. La question n’est pas de savoir si la machine-État peut avoir au sommet un individu, un comité ou une assemblée populaire. C’est de la métaphysique et non de l’histoire.

L’État révolutionnaire russe fut amené à utiliser la forme extrême de la terreur à l’intérieur, et à agiter hors de ses frontières la défense de la lascive démocratie populaire ( toujours et partout mensongère).

Tous les phénomènes monstrueux sortirent de cet inceste de forces historiques que les tendances, propositions, résistances et oppositions tentèrent en vain d’éviter en restant en dehors des parlements d’occident, en sauvant en Russie le parti ouvrier de l’étouffement d’un État bourgeois-paysan et en ne s’embourbant pas dans les blocs anti-fascistes. Il était impossible et encore trop tôt ( même pour un Lénine redevenu jeune !) de surmonter tous ces obstacles, sans la révolution de l’occident.

De cet inceste de forces historiques sertit le Minotaure Staline, pauvre figure passive et dépourvue de vitalité, de fécondité et de responsabilité. Ni bête ni homme, il ne saurait être le sujet d’un procès le condamnant ou le réhabilitant.

A entendre les misérables explications d’aujourd’hui, le comportement anormal de Staline, du moins pour gouverner, pourrait se discuter en se fondant sur des principes communs concernant la validité et la rectitude du maniement des États, qui découlent de critères propres à une civilisation de base.

C’est dans cette tentative de ceux qui, hier, se fourvoyèrent à déifier Staline, que réside l’erreur. Il n’y a pas de terrain commun aux forces ennemies de l’histoire, un seul moyen de discussion s’impose entre elles, c’est la force. Celui qui mordra finalement la poussière aura eu tort. Tout le reste n’est que sale prostitution à l’idéologie bourgeoise, et les faux communistes occidentaux d’aujourd’hui ont l’excuse d’y avoir toujours cru loyalement et honnêtement sans avoir eu la moindre idée, à aucun moment, du marxisme. La légalité bourgeoise est leur atmosphère, et jamais ils n’en sont sortis  : ils on seraient morts. Seule une bourgeoisie qui respire sa propre odeur de cadavre peut les craindre  : ils ont son parfum.

Mais, dit-on, en Russie, dans ses dernières contorsions, Staline viola la légalité révolutionnaire  : la légalité soviétique.

Staline devait-il exercer une dictature ou respecter une légalité ? Lénine avait écrit  : « Qu’est-ce que la dictature ? » et disait lui-même  :
« un pouvoir conquis et maintenu par la violence du prolétariat contre la bourgeoisie, un pouvoir lié par aucune loi ».

Staline et ses vils janissaires n’avaient aucune légalité à respecter qu’ils auraient violée. Pour leur malheur et dans leur irresponsable impuissance, ils ont été de nouveau liés, au dedans et au dehors du rideau, par les lois économiques, juridiques et idéologiques du fétide bourbier de la société bourgeoise.

Quant à la dictature de demain, qu’elle ait à sa tête un colosse à la Lénine, des milliers de valeureux militants ou des millions de simples prolétaires, peu importe, elle n’invoquera aucune excuse et ne se couvrira d’aucun masque de légalité et de constitutionnalité, de consentement populaire et d’émulation propres à ses ennemis directs. Elle procédera, la tête haute et nette, lumineuse et brillante, lavée de la honte dont les misérables diffamateurs d’aujourd’hui la couvrent en faisant, de la force gigantesque de rénovation de l’histoire qu’elle sera, un féroce joujou entre les mains d’un Père fouettard.

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Le dernier crime reproché à Joseph Staline, c’est la proposition qu’il a faite on 1953 d’accroître de 40 milliards de roubles les versements des paysans à l’État, c’est-à-dire à l’économie industrielle, c’est-à-dire au famélique prolétariat russe.

La chose est bassement réformiste, minimaliste et pue à cent lieues l’opportunisme petit-bourgeois  : se prenant pour un génie, Staline n’avait pas été sur place, dans les campagnes, pour faire les comptes  : il soutenait qu’il suffirait que chaque paysan mange une poule en moins En fait, chacun n’aurait donné que 500 roubles par an, quelques milliers de foin. L’argument selon lequel c’est dans les films que Staline voyait les tables des paysans couvertes d’oies et de dindes est ignoble. Est-ce lui qui les tournait et les projetait, à lui tout seul ? L’argument selon lequel, certaines années, les kolkhoses n’obtinrent de l’État que 28 milliards pour prix de leurs marchandises, veut dire que ceux qui jouissaient de la terre – et du reste – payent des chiffres dérisoires. Ils ont volé la Révolution.

Staline disparut sur une ultime idée, qui n’est qu’un rebachage de bolchévisme du dernier des ex-bolchéviks. Au sein de l’économie de capitalisme d’État, déplacer une plus grande partie du revenu de la semi-bourgeoisie des campagnes et de ses agents au profit des travailleurs salariés.

Il faut ensevelir ( sans utiliser de mausolée ) l’idée dure à chasser de nos pauvres têtes que les hommes, qu’il s’agisse de Staline, de Trotski ou de Lénine puissent construire l’histoire. Le journaliste anecdotiste Bertram Wolfe a bien eu tort n’écrire « Three, who made a revolution » ( Trois qui firent une révolution ).

Tous les textes utilisés dans le rapport Khrouchtchev, outre qu’ils étaient en circulation à Moscou en 1924, avaient été publiés par Trotski et dans le monde entier, il y a des dizaines d’années. Mais, jusqu’à aujourd’hui, on avait fait croire à des dizaines de millions de travailleurs de tous les pays, à des centaines de millions d’êtres humains, qui ne juraient que par cela, qu’il s’agissait de faux fabriqués par les agents de la bourgeoisie, comme on nous a appelés.

Trotski n’a donc dit, à la lettre, que la vérité. De même il est vrai que, pendant la session du comité Central, Kamenev lut le « Testament », tandis que Staline, « assis à la tribune du Presidium, malgré ses efforts pour se dominer, se sentait petit et misérable ». Cet épisode, avant le XIIe Congrès du Parti tenu en avril 1923 – Lénine y fut absent, bien que vivant encore – est donc vrai lui aussi ! Mais ce ne serait qu’aujourd’hui que ces textes pourraient détruire un Staline déjà mort ? Et pourquoi donc ne détruiraient-ils pas ceux qui les connaissent depuis 33 ans, ceux qui ont laissé passer ce délai pour dresser un Christ on croix et ne les « révéler » qu’aujourd’hui ?

Trotski rapporte aussi les paroles de Kroupskaia  : « Volodya (diminutif de Vladimir) disait toujours – Il (Staline, que Nadejda ne nommait jamais, mais indiquait en tournant la tête vers le Kremlin) est dépourvu de l’honnêteté la plus élémentaire, de la plus simple honnêteté humaine ». C’est ce que disaient un homme rongé par la maladie, une femme à la limite de ses forces et de la douleur, et un autre homme, vaincu et exilé. Volodya, Nadejda, Léon, et beaucoup de petits comme nous devions comprendre que le devoir envers la cause et le Parti eût été de se jeter sur Staline, en devenant, si besoin est, plus malhonnête que lui. Que lui. En mettant un nom à ce prénom, es ennemis de Bénito, ce faux méchant, lui ont érigé un stupide piédestal. Nous en rions avec nos camarades de déportation  : de quel animal de sexe masculin parlez-vous donc ?

Ainsi, l’ardent Trotski compara Staline à Néron, Borgia, et en donna cette raison marxiste  : « Nous vivons à une époque de transition d’un système à un autre, du capitalisme au socialisme. Les coutumes de l’Empire décadent de Rome de développèrent durant la transition de l’esclavage au féodalisme, du paganisme au christianisme. L’époque de la Renaissance marque la transition de la société féodale à la société bourgeoise, du catholicisme au protestantisme et au libéralisme.
Néron était aussi un produit de son époque. Mais lorsqu’il mourut, ses statues furent abattues et son nom partout rayé. La vengeance de l’histoire est plus terrible que celle du plus puissant Secrétaire-Général. J’aime à croire que c’est une consolation. »

Tout cela est grand et puissant chez un lutteur aussi formidable, un champion de la volonté et du courage humains. Toutefois, nous, les petits, nous rectifierons, sur le plan théorique et non émotionnel ce passage prophétique.

« Dans l’un et dans l’autre cas (Empire et Renaissance) l’ancienne morale s’était détruite elle-même, avant qu’une nouvelle ne se soit fermée ». Comme il ne s’agit pas, pour les marxistes, de fonder un État nouveau, aussi n’ont-ils pas besoin d’une morale nouvelle. Et en auraient-ils une, que la vengeance n’y figurerait pas, et encore moins la consolation qu’elle apporte au bon combattant défait.

Puis aussi  : « Une explication historique n’est pas une justification ».

Tout on exprimant, une fois encore, notre admiration à Trotski, théoricien parmi les plus grands, nous proposons comme épitaphe à Staline – après les prolixes chants funèbres sur sa tombe profanée – une thèse différente et plus grande  :

une explication historique est toujours une justification.

« C’est au contraire le plaisir malicieux et perfide qui puise les bavardages et les personnalités dans la grande vie des peuples, qui méconnaît la raison de l’histoire et ne sert au public que les scandales de l’histoire, qui, incapable en somme de juger l’essence d’une chose, s’attache à certains côtés du phénomène, à des personnalités et réclame impérieusement le mystère pour que toute tâche de la vie publique reste ignorée. ( … ) C’est la désespérance du propre salut, qui fait des faiblesses personnelles les faiblesses de l’humanité, pour se décharger sa propre conscience, c’est la désespérance du salut de l’humanité, qui lui interdit d’obéir aux lois naturelles innées et préconise la minorité comme quelque chose de nécessaire, c’est l’hypocrisie qui prétend qu’il y a un dieu, mais sans croire à la réalité de ce dieu ni à la toute puissance du bien, c’est l’égoïsme, qui met son salut personnel au-dessus du salut général.
Ces gens doutent de l’humanité en général et canonisent certains individus. Ils tracent un tableau répugnant de la nature humaine et demandent en même temps que nous tombions à genoux devant la sainte image de quelques privilégiés. Nous savons que l’individu est faible, mais nous savons en même temps que l’humanité est forte. » [2]

« En résumé : La Moscovie s’est formée et a grandi à l’école d’abjection que fut le terrible esclavage mongol. Sa force, elle ne l’a accumulée qu’en devenant une virtuose dans l’art de la servitude. Mais même une fois émancipée, la Moscovie a continué à jouer son rôle traditionnel d’esclave-maître. A la fin, Pierre le Grand a uni à l’habileté politique de l’esclave mongol les fières aspirations du maître à qui Gengis Khan avait légué la tâche de la conquête du monde. »
Marx

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. N.B. : Ce texte parut dans « Il Programma Comunista », № 14. 1956. [⤒]

  2. Marx. « Débats sur la liberté de la presse. » [⤒]


Source : « Invariance », numéro 5, janvier mars 1969

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