BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


FACTEURS DE RACE ET DE NATION DANS LA THÉORIE MARXISTE


Content :

Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste
Introduction
Impuissance de l’attitude banalement « négativiste »
Races, nations ou classes ?
L’opportunisme dans la question nationale
Notes
Source



Sur le fil du temps

Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste

Introduction

Impuissance de l’attitude banalement « négativiste »

Races, nations ou classes ?

1. La méthode de la Gauche communiste italienne et internationale n’a jamais rien eu de commun avec le faux extrémisme dogmatique et sectaire qui prétend dépasser les forces à l’œuvre dans les processus réels de l’histoire à coup de négations verbales et de formules littéraires creuses.

Nous avons entrepris avec un récent « fil du temps »[1] une série d’exposés sur la question nationale et coloniale et sur la question agraire, c’est-à-dire sur les principales questions sociales contemporaines mettant en jeu des forces importantes autres que le capital industriel et le prolétariat salarié. Nous y avons démontré, à l’aide de citations classiques, que le marxisme révolutionnaire parfaitement orthodoxe et radical reconnaît l’importance de ces facteurs à l’époque actuelle, et donc la nécessité d’avoir à leur égard une pratique de classe et de parti adéquate. Pour cela, nous nous sommes appuyés non seulement sur des citations de Marx, Engels et Lénine, mais aussi sur des textes fondamentaux des années 1920 à 1926 de l’Opposition de Gauche dans l’Internationale, ainsi que du Parti Communiste d’Italie qui en était alors partie intégrante.

D’après les insinuations sans fondement de ses adversaires, déjà engagés à l’époque sur la voie d’un opportunisme qui les a amenés à renier le marxisme de classe et à sombrer dans la politique contre-révolutionnaire, la Gauche italienne aurait partagé l’erreur antidialectique et métaphysique selon laquelle le parti communiste ne devrait s’occuper que du duel entre les forces pures du capital moderne et les ouvriers d’usine, duel dont sortira la révolution prolétarienne ; en d’autres termes, elle nierait et ignorerait l’influence sur la lutte sociale de toute autre classe et de tout autre facteur. Dans notre travail récent de restauration des points fondamentaux de l’économie et du programme révolutionnaire marxistes, nous avons au contraire largement montré que même aujourd’hui cette « phase » pure n’existe en réalité nulle part, pas même dans les pays les plus fortement industrialisés et où la domination politique de la bourgeoisie est la plus ancienne, comme l’Angleterre, la France, les États-Unis. Bien plus, nous avons montré que cette phase pure n’existera jamais, dans aucun pays, et qu’elle n’est pas une condition nécessaire de la victoire révolutionnaire du prolétariat.[2]

C’est donc une pure stupidité de dire que le marxisme étant la théorie de la lutte de classe moderne entre capitalistes et ouvriers, et le communisme le mouvement qui dirige la lutte du prolétariat, nous nions toute portée historique aux forces sociales d’autres classes – les paysans par exemple – et aux tendances et pressions raciales et nationales, et que nous ne tenons aucun compte de ces facteurs dans la définition de notre action.

2. En présentant de façon nouvelle et originale le cours de la préhistoire, le matérialisme historique ne s’est pas borné à considérer, étudier, évaluer les processus de formation des familles, groupes, tribus, races et peuples jusqu’à la formation des nations et des États politiques. Il les a aussi expliqués, en montrant qu’ils sont liés aux forces productives et conditionnés par leur développement, et qu’ils illustrent et confirment ainsi la théorie du déterminisme économique.

Il est vrai que la famille et la horde sont des formes que l’on rencontre aussi chez les espèces animales. Mais même chez les plus évoluées, celles qui commencent à présenter des exemples d’organisation collective en vue de la conservation et de la défense communes, et même de la cueillette et du stockage des aliments, on ne trouve pas encore cette activité productive qui distingue l’homme, même le plus primitif, de l’animal. C’est pourquoi il vaudrait mieux dire que ce qui distingue l’espèce humaine, ce n’est pas la connaissance, ou la pensée, ou la parcelle de lumière divine qu’elle posséderait, mais sa capacité de produire non seulement des objets de consommation, mais aussi des objets destinés à une production ultérieure, comme les premiers outils, même rudimentaires, pour la chasse, la pêche, la cueillette des fruits et, plus tard, le travail agricole et artisanal. Cette – première nécessité d’organiser la production d’outils se greffe – et c’est ce qui caractérise l’espèce humaine – sur la nécessité de discipliner et de réglementer le processus de reproduction, en substituant au caractère occasionnel du rapport sexuel des formes beaucoup plus complexes que celles du monde animal. C’est surtout dans le texte classique d’Engels sur l’« Origine de la famille », auquel nous ferons largement référence, qu’est mise en lumière sinon l’identité, du moins la connexion étroite entre l’évolution des institutions familiales et celle des formes de production.

Embrassant ainsi la période qui précède l’apparition des classes sociales (le but de toute notre bataille théorique est de montrer que les classes ne sont pas éternelles, qu’elles ont un commencement et qu’elles auront une fin), la vision marxiste du cours de l’histoire humaine fournit donc la seule explication possible, sur des bases matérielles scientifiques, de la fonction du clan, de la tribu et de la race, ainsi que de leur regroupement en formes toujours plus complexes sous l’effet des conditions du milieu physique et de la croissance des forces productives et de la technique dont dispose la collectivité.

3. Sous des aspects historiques divers, le facteur des nationalités, des grandes luttes armées par elles et pour elles, est décisif dans l’apparition de la forme sociale bourgeoise et capitaliste et dans son extension au monde entier. Marx a prêté en son temps autant d’attention aux luttes et aux guerres de formation des nations qu’aux processus de l’économie sociale.
La doctrine et le parti du prolétariat existant tous deux dès 1848, Marx n’a pas simplement donné de ces luttes une explication théorique conforme au déterminisme économique, mais il s’est préoccupé de fixer les limites et les conditions de temps et de lieu pour le soutien aux insurrections et aux guerres d’indépendance nationale.

Une fois formées les grandes unités organisées de peuples et de nations, quand les formes d’État avec leurs hiérarchies sont venues couronner ces unités et leur dynamisme social désormais différencié en castes et en classes, on apprécie la portée du facteur racial et national selon les époques historiques : esclavagisme, seigneurie, féodalisme, capitalisme. En effet, comme on le verra dans la deuxième partie et comme nous l’avons souvent expliqué, l’importance de ce facteur n’est pas la même dans ces différentes formes. À l’époque moderne, qui a vu s’amorcer et s’étendre dans le monde le passage de la forme féodale, caractérisée par des rapports de dépendance personnelle et des échanges limités et locaux, à la forme bourgeoise, caractérisée par la servitude économique et la formation de grands marchés unitaires nationaux tendant vers un marché mondial, la systématisation des nationalités selon la race, la langue, les traditions et la culture constitue une force fondamentale dans la dynamique de l’histoire. C’est la revendication que Lénine résumait dans la formule : une nation, un État, en expliquant qu’il fallait lutter pour elle tout en soulignant que ce n’est pas une formule prolétarienne et socialiste mais bourgeoise. Ce que Lénine prônait pour l’Europe orientale d’avant 1917 fut prôné, comme chacun sait, par Marx depuis 1848 jusqu’en 1871 pour toute l’Europe occidentale (Angleterre exceptée). Cela reste vrai aujourd’hui hors d’Europe pour des parties immenses du monde habité, même si ce processus est stimulé et accéléré par la puissance des échanges économiques et autres à l’échelle mondiale. Le problème de la position à prendre vis-à-vis des tendances irrésistibles des peuples « arriérés » à lutter pour leur indépendance nationale est donc un problème actuel.

L’opportunisme dans la question nationale

4. Le nœud dialectique de la question est le suivant : il ne s’agit pas de considérer une alliance de la classe ouvrière et de son parti avec des couches bourgeoises dans la lutte armée pour des buts révolutionnaires antiféodaux comme un reniement de la doctrine et de la politique de la lutte de classe, mais de montrer que même dans les situations historiques et dans les aires géographiques où cette alliance est nécessaire et inéluctable, il faut maintenir intégralement, et même porter à son plus haut degré, la critique théorique, politique et programmatique des objectifs et des idéologies pour lesquels combattent les éléments bourgeois et petits-bourgeois.

Nous montrerons dans la troisième et dernière partie que tout en soutenant par exemple de toutes ses forces l’indépendance de la Pologne ou de l’Irlande, Marx ne cesse jamais non seulement de condamner mais de démolir à fond, en l’accablant de sarcasmes, le bagage idéaliste des partisans bourgeois et petits-bourgeois de la justice démocratique et de la liberté des peuples.

Alors que pour nous le marché national et l’État capitaliste et national centralisé ne sont qu’un passage inévitable pour arriver à l’économie internationale sans État et sans marché, pour ces grands prêtres de la démocratie que Marx raillait en la personne des Mazzini, Garibaldi, Kossuth, Sobieski, etc., la formation des États nationaux démocratiques constitue un point d’arrivée qui mettra fin à toute lutte sociale. Ce qu’ils veulent, c’est un État national homogène où les patrons n’apparaissent plus comme un corps étranger parmi des travailleurs exploités. En réalité, à ce moment historique, le front éclate et la classe ouvrière va se jeter dans la guerre civile contre l’État de sa « patrie ». C’est au cours du processus des révolutions et des guerres nationales bourgeoises pour la formation des États en Europe (et aujourd’hui en Asie et en Afrique) que ce moment se rapproche et que ses conditions mûrissent : tel est le problème sans cesse changeant, aux développements extrêmement variables, qu’il faut déchiffrer.

5. L’opportunisme, la trahison, le reniement et l’action contre-révolutionnaire et pro capitaliste des faux communistes staliniens d’aujourd’hui ont, dans ce domaine tout autant que dans le secteur plus strictement économique et social de la politique dite intérieure, une double portée. Non seulement ils remettent en vogue, par des alliances politiques ouvertes et poussées, les revendications et les valeurs démocratiques – y compris dans l’Occident capitaliste avancé, où ces alliances n’ont plus de justification depuis 1871 ; mais ils répandent en outre dans les masses le respect religieux d’une idéologie national-patriotique et populaire en tous points identique à celle des bourgeois leurs alliés, courtisant les champions d’une politique que Marx et Lénine ont fustigée sans pitié, et poursuivant ainsi leur besogne pour extirper tout sens de classe chez les travailleurs qui ont le malheur de les suivre.

Le fait de reconnaître que la méthode marxiste a admis – dans un cadre historique et géographique tout autre que celui de l’Europe du XXe siècle – la participation des partis ouvriers à des alliances nationales révolutionnaires, ne diminue en rien l’infamie des partis qui, sous le nom usurpé de partis communistes et socialistes, prétendent aujourd’hui représenter les ouvriers. Dans la guerre qui mettait aux prises dans le cadre de l’Occident développé la France, l’Angleterre, l’Amérique, l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche, quand on a vu l’État russe et tous les partis de l’ex-Troisième Internationale Communiste s’allier successivement avec tous les États bourgeois en lutte, les Napoléon III ou autres Nicolas II avaient disparu depuis longtemps. Pratiquer de telles alliances, c’était tout simplement renier les thèses marxistes, telles qu’elles sont exprimées d’une part dans l’« Adresse » de la Première Internationale à la Commune de Paris en 1871, d’autre part dans les thèses de Lénine sur la guerre de 1914 et pour la fondation de la IIIe Internationale. Dans la première, Marx déclarait une période close et condamnait à tout jamais toute alliance avec des armées nationales, « désormais toutes alliées contre le prolétariat insurgé »;[3] dans les secondes, Lénine établissait qu’une fois engagée la phase des guerres générales impérialistes, la politique des États n’avait plus rien à voir avec les revendications démocratiques et d’indépendance nationale, et il condamnait ensemble les social-traîtres des deux côtés du Rhin et de la Vistule.

Toute révision qui repousserait les dates limites de 1871 et de 1917 aux années 1939 et 1953 – sans parler d’une prolongation ultérieure à l’infini – serait une concession au capitalisme qui reviendrait à nier purement et simplement la méthode marxiste de lecture de l’histoire tout entière, en faisant table rase des tournants décisifs qu’elle a mis en lumière : 1848 pour l’Europe, 1905 pour la Russie. De plus, cette révision se heurte à toute l’analyse économique et sociale du marxisme, puisqu’elle tente d’assimiler les récents totalitarismes fascistes (et même non fascistes, au moment du partage de la Pologne !) à des survivances féodales de cette période.

Mais surtout, la trahison est complète avec le second aspect des reniements, l’abandon intégral de la critique des « valeurs » propres à la pensée bourgeoise, qui exaltent comme stade final du chemin tourmenté de l’humanité un monde sans classes, composé d’entités populaires autonomes, de nations libres, de patries indépendantes et pacifiques. En effet, au moment même où ils étaient encore obligés de passer des alliances avec les défenseurs de ce programme pourri, Marx et Lénine ont lutté avec le plus grand acharnement pour libérer la classe ouvrière du culte de la patrie, de la nation, de la démocratie, ces fétiches célébrés par les grands prêtres du radicalisme bourgeois ; au moment décisif, ils surent rompre avec eux dans les faits, et quand le rapport des forces le leur permit ils jugulèrent sans pitié leur mouvement. Les renégats d’aujourd’hui sont les nouveaux prêtres de ce culte et de ces mythes ; il ne s’agit pas d’un pacte historique qu’ils voudraient simplement rompre plus tard que prévu, mais de l’asservissement total aux revendications propres à la bourgeoisie capitaliste, pour le plus grand bien du régime qui lui confère privilèges et pouvoirs.

Ceci confirme la démonstration déjà faite sur le terrain économique, entre autres dans notre « Dialogue avec Staline » : la Russie d’aujourd’hui est un État de révolution capitaliste achevée, qui fait flotter comme il se doit sur sa marchandise sociale le drapeau de la nation et de la patrie, ainsi que celui du militarisme le plus exacerbé.[4]

6. Ce serait une très grave erreur de ne pas voir ou de nier que les facteurs ethniques et nationaux ont encore un impact très important dans le monde d’aujourd’hui. Parmi les tâches actuelles s’impose donc l’étude précise des limites historiques et géographiques dans lesquelles les soulèvements pour l’indépendance nationale liés à une révolution sociale contre les formes pré-capitalistes (asiatiques, esclavagistes, féodales), ainsi que la fondation d’États nationaux de type moderne, représentent encore une condition nécessaire pour le passage au socialisme (par exemple en Inde, en Chine, en Egypte, en Iran, etc.).

L’évaluation précise des différentes situations est rendue difficile, d’une part par la xénophobie suscitée dans ces pays par l’impitoyable colonialisme capitaliste, et d’autre part par la large diffusion dans le monde entier des ressources productives et des produits qui atteignent les marchés les plus reculés ; mais à l’échelle mondiale la question brûlante de 1920 (qui se posait même dans l’aire de l’ex-Empire russe), la question du soutien politique et armé aux mouvements d’indépendance des peuples d’Orient, continue à se poser.

Dire par exemple que le rapport entre le capital industriel et la classe ouvrière se pose de la même façon en Belgique et au Siam, et que dans un cas comme dans l’autre on peut mener la lutte sans tenir compte des facteurs de race et de nation, ce n’est pas faire preuve d’extrémisme révolutionnaire, c’est montrer que l’on n’a rien compris au marxisme.

Ce n’est pas en amputant le marxisme de la profondeur, de l’étendue et de la complexité de son analyse qu’on acquiert le droit de dénoncer et un jour d’abattre les misérables qui le renient.



Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Il s’agit de l’article « Pression ‹ raciale › de la paysannerie, pression de classe des peuples de couleur », reproduit en annexe. Les articles de la série « Sur le fil du temps » replaçaient les événements d’actualité dans le cadre des questions historiques et doctrinales du mouvement ouvrier et communiste.[⤒]

  2. Cette idée est précisée dans divers écrits économiques, comme par exemple l’article intitulé « Attracchi il batiscafo storico ! » (« Amarrez le sous-marin historique ! »), « Il programma comunista » № 9, 30 avril 1954, qui faisait partie d’une vaste série consacrée à la question agraire et qui écrivait notamment :
    « Il est donc certain qu’en regardant autour de nous, que ce soit en Italie, en France, en Allemagne ou en Amérique, nous n’avons pas un spectacle à trois personnages seulement, ni à la campagne, ni même à la ville. En dehors des capitalistes, des propriétaires fonciers et des salariés, on trouve d’autres couches sociales, dans des proportions souvent statistiquement considérables. Même de façon limitée, ces couches elles aussi bougent, s’agitent, tendent à défendre leurs intérêts et préconisent avec plus ou moins de bonheur de nouveaux partages sociaux ».
    Cela pose le problème « des attitudes tactiques et politiques d’un parti ouvrier de classe vis-à-vis de ces forces ». La question est reprise dans l’article cité à la note précédente.[⤒]

  3. « Adresse du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs sur la guerre civile en France en 1871 », rédigée par Marx, in K. Marx, « La guerre civile en France », Éditions Sociales, 1968, p. 87.[⤒]

  4. La série « Dialogue avec Staline » a paru dans « Il programma comunista » du № 1, 10 octobre 1952, au № 4, 20 novembre 1952 ; traduction française dans « Programme Communiste » № 8, juillet 1959.
    L’économie russe avait fait l’objet d’études antérieures dès le № 1 de la revue « Prometeo » (juillet 1946), avec l’article « La Russie soviétique de la révolution à nos jours » qui devait aboutir à l’ample travail sur la « Structure économique et sociale de la Russie d’aujourd’hui » paru en série dans « Il programma comunista » 1955-1957 et publié en volume aux Éditions Iskra, Milan, 1976.[⤒]


Source : « Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste », Éditions Prométhée, novembre 1979

[top] [home] [mail] [search]