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FACTEURS DE RACE ET DE NATION DANS LA THÉORIE MARXISTE
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Content:

Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste - Première partie
Reproduction de l'espèce et économie productive, deux aspects de la base matérielle du processus historique
Travail et sexe
Individu et espèce
Hérédité biologique et tradition sociale
Facteurs naturels et développement historique
Préhistoire et langage
Travail social et parole
Base économique et superstructure
Staline et la linguistique
Thèse idéaliste de la langue nationale
Références et déformations
Dépendance personnelle et dépendance économique
Notes
Source


Introduction | Première partie | Deuxième partie | Troisième partie | Troisième partie (suite)


Sur le fil du temps

Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste

Première partie

Reproduction de l'espèce et économie productive, deux aspects de la base matérielle du processus historique

Travail et sexe
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1. Le matérialisme historique perdrait toute signification si l'on considérait la sexualité comme un facteur étranger au domaine de l'économie sociale sous prétexte qu'elle aurait un caractère individuel et qu'elle serait capable d'engendrer des formes dérivées, d'origine extra-économique, allant jusqu'aux constructions de l'esprit les plus éthérées.

Si l'on voulait diriger la polémique sur ce sujet contre les seuls adversaires directs et déclarés du marxisme, il faudrait, tout en manifestant comme d'habitude la plus grande méfiance à l'égard de la science officielle, décadente et vénale, de l'époque actuelle, faire appel à une documentation scientifique beaucoup plus vaste. Mais comme toujours, ce qui nous intéresse le plus, ce sont les courants - en fait contre-révolutionnaires - qui proclament leur adhésion à certains aspects du marxisme mais qui, lorsqu'ils abordent ensuite les problèmes essentiels de la collectivité humaine, prétendent qu'ils ne sont pas de son ressort.

Il est clair qu'en instaurant dans l'explication de la nature une échelle des valeurs, les croyants et les idéalistes visent à situer les problèmes du sexe et de l'amour dans une sphère et à un niveau très nettement supérieurs à celui de l'économie, comprise vulgairement comme le domaine de la satisfaction de besoins alimentaires ou du même ordre. Si l'élément qui distingue l'homo sapiens des autres espèces animales et le place au-dessus d'elles n'est pas le résultat physique d'une longue évolution au sein d'un milieu complexe de facteurs matériels, mais provient de l'introduction d'une parcelle d'esprit cosmique irréductible à la matière, il faut évidemment admettre qu'intervient dans la reproduction d'un être par un autre, d'un cerveau pensant par un autre, un rapport beaucoup plus noble que le simple remplissage quotidien de l'estomac. Il suffit pour cela, sans nécessairement aller jusqu'à personnifier cet esprit immatériel, d'admettre que de toute façon il entre dans la dynamique de la pensée humaine un principe ou une puissance qui préexiste à la matière ou existe en dehors d'elle, ce qui conduit à reléguer dans quelque domaine mystérieux le mécanisme de la génération des individus, dont chacun aurait, tout comme son procréateur, des facultés immuables supposées antérieures à tout contact avec la nature physique et à toute connaissance.

Mais le matérialiste dialectique, lui, n'a aucune excuse s'il croit que l'infrastructure économique, dont les forces et les lois rendent compte de l'histoire politique de l'humanité, ne comprend que la production et la consommation de la gamme plus ou moins vaste des biens nécessaires à la subsistance de l'individu; s'il croit que le domaine de l'infrastructure se limite aux rapports matériels entre individus, les normes, règles et lois de la vie sociale étant déterminées par le jeu des forces reliant entre elles ces innombrables molécules isolées, tandis que toute une série de satisfactions de l'existence en seraient exclues - pour beaucoup de dilettantes, celles qui vont du sex appeal jusqu'aux jouissances esthétiques ou intellectuelles. Une telle conception du marxisme est radicalement fausse et représente en fait la pire des conceptions antimarxistes actuellement en circulation. Elle retombe implicitement mais inexorablement non seulement dans l'idéalisme bourgeois mais encore, et de façon tout aussi grossière, dans l'individualisme, autre face essentielle de la pensée réactionnaire; et elle y retombe qu'on avance comme unité de base l'individu biologique, ou bien l'individu psychique.

Les facteurs matériels n'«engendrent» pas la superstructure (juridique, politique, philosophique) au fil d'un processus se déroulant au sein de chaque individu, ni même à travers la chaîne de générations d'individus, les moyennes se faisant ensuite entre les influences de la base économique sur chacun, ainsi qu'entre les différents reflets individuels au niveau de la superstructure. La base est un système de facteurs physiques tangibles qui englobent tous les individus et les déterminent dans leur comportement même individuel, un système qui n'existe que dans la mesure où ces individus ont constitué une espèce sociale; la superstructure est le produit de ces conditions de base, un produit qui peut être déterminé et évalué d'après l'analyse de ces conditions, indépendamment des mille et un développements particuliers et des petits écarts pouvant exister d'une personne à une autre.

Cette erreur qui consiste à limiter le champ d'application du marxisme est donc une erreur de principe. Si, pour examiner les causes des processus historiques, on recourt d'une part à des facteurs idéaux étrangers à la nature physique, d'autre part à la prétendue prééminence du dérisoire individu citoyen, on ne laisse plus aucun domaine au matérialisme dialectique, et on le rend incapable de donner des résultats, fût-ce au niveau de la comptabilité du boulanger ou du charcutier.

2. Ceux qui renoncent à l'autorité du marxisme dans le domaine de la sexualité et de la reproduction, avec leurs multiples répercussions, ignorent l'opposition foncière entre la conception bourgeoise et la conception communiste de l'économie, et abandonnent donc du même coup la puissante conquête que Marx réalisa sur les ruines des théories capitalistes. Pour ces théories en effet, l'économie est un ensemble de rapports qui reposent tous sur l'échange entre deux individus d'objets utiles à leur conservation réciproque, dans lesquels on peut même inclure la force de travail; elles en concluent qu'il n'y a pas eu et qu'il ne saurait y avoir d'économie sans échange, sans marchandise et sans propriété. Pour nous au contraire, l'économie comprend tout le vaste ensemble des activités de l'espèce, du groupe humain, agissant sur ses rapports avec le milieu naturel; le déterminisme économique ne régit pas seulement l'époque de la propriété privée, mais bien toute l'histoire de l'espèce.

Tous les marxistes considèrent comme acquises les thèses suivantes: la propriété privée n'est pas éternelle; l'époque du communisme primitif l'a ignorée et nous allons vers l'époque du communisme social; la famille et surtout la famille monogamique n'est pas éternelle, elle est apparue très tard, et à un stade supérieur elle devra disparaître; l'Etat non plus n'est pas éternel, il est apparu à un stade très avancé de la «civilisation» et il disparaîtra avec la division de la société en classes, c'est-à-dire avec les classes elles-mêmes.

Toute vision de la praxis historique fondée sur la dynamique des individus et faisant des concessions, même limitées, à leur autonomie, leur initiative ou leur liberté, à leur conscience, leur volonté ou autres fadaises, est évidemment inconciliable avec ces vérités. On ne peut les démontrer que si on admet que l'élément déterminant est le processus laborieux par lequel les collectivités humaines s'organisent pour s'adapter aux difficultés et aux obstacles du lieu et de l'époque où elles vivent, ce qui ne consiste pas à régler des milliards de cas d'adaptation individuelle, mais à résoudre un problème qui tend de plus en plus à apparaître de façon unitaire, celui de l'adaptation prolongée de l'ensemble de l'espèce aux exigences qu'imposent les conditions extérieures. C'est dans cette direction que mènent inéluctablement l'augmentation numérique de l'espèce, l'effondrement des barrières qui séparaient ses membres, l'extension hallucinante des moyens techniques dont elle dispose, l'impossibilité d'employer ces moyens sans l'organisation en collectivités d'individus innombrables, etc.

Pour un peuple primitif, on peut penser que la sociologie se réduit aux problèmes de l'alimentation, dès lors que ce minimum lui-même n'est plus à la portée de l'effort individuel comme chez l'animal. Mais plus tard, c'est la santé publique, la reproduction, l'eugénétique (et demain la planification annuelle des naissances) qui relèveront de la sociologie.

Individu et espèce
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3. La conservation de l'individu, cet individu en qui l'on recherche toujours la mystérieuse cause première des événements, n'est qu'une manifestation dérivée et secondaire de la conservation et du développement de l'espèce; contrairement aux opinions traditionnelles, elle ne doit rien à une providence naturelle ou surnaturelle, au jeu de l'instinct ou de la raison. Ceci est d'autant plus vrai s'il s'agit d'une espèce sociale et d'une société développée et complexe.

Cela peut sembler une lapalissade de dire qu'on pourrait tout ramener à la conservation de l'individu, en tant que fondement et cause première de tout phénomène, si l'individu était immortel. Mais pour être immortel, il faudrait qu'il ne change pas, qu'il ne vieillisse pas. Or l'organisme vivant - et l'organisme animal en premier lieu - est le siège d'une chaîne impressionnante de mouvements de circulation et de réactions métaboliques qui entraînent un changement inexorable et continu jusqu'au coeur de la plus infime cellule. Il est à proprement parler absurde d'imaginer un ensemble vivant qui remplacerait continuellement les éléments qu'il perd et resterait ainsi égal à lui-même, comme ce pourrait être le cas pour un cristal qu'on aurait plongé dans une solution de sa propre substance solide chimiquement pure, et qui diminuerait ou grandirait sous l'effet d'une variation cyclique de la température ou de la pression extérieures. Mais si certains ont parlé de vie à propos des cristaux (et aujourd'hui de l'atome), c'est précisément parce qu'ils peuvent naître, grandir, diminuer, disparaître et même se dédoubler et se multiplier.

Tout ceci peut paraître banal, mais nous sert à montrer que tous ceux (ils sont nombreux, et il y a même parmi eux de soi-disant marxistes) qui sont convaincus de la primauté du facteur biologique individuel, sont victimes d'une illusion fétichiste qui n'est qu'une survivance des premières croyances grossières sur l'immortalité de l'âme de chacun. Or c'est sur les religions qui affirment cette immortalité de l'âme et qui, sous cette forme fantastique, mettent au premier plan le sort de la personne subjective au détriment du sort des autres, que s'est le mieux greffé l'égoïsme bourgeois le plus plat, avec son mépris féroce pour la vie de l'espèce et pour la charité à son égard.

Il n'est guère agréable de penser que notre pauvre carcasse ne se démènera pas longtemps sur cette terre; ceux qui ne croient pas à la vie d'outre-tombe remplacent cette consolation par des illusions intellectualistes - ou aujourd'hui existentialistes - sur l'empreinte originale que tout sujet laisse, ou croit laisser, même quand il suit de la façon la plus grégaire les attrape-gogos de la mode et se contente de singer passivement les autres marionnettes humaines. C'est alors que retentit de toutes parts l'hymne célébrant les élans ineffables de l'émotivité, de la volupté, de l'exaltation artistique, de l'extase cérébrale, toutes choses que l'on n'atteindrait que dans le cercle fermé de la cellule individuelle, alors que la vérité est exactement inverse.

Pour en revenir aux faits matériels tels qu'ils se déroulent réellement sous notre nez, il est évident que tout individu complet, sain et adulte peut produire quand il est en pleine possession de ses forces ce qu'il lui faut chaque jour pour subsister (ceci en nous situant dans une économie tout à fait primitive). Mais l'instabilité de cette situation où chacun pourvoirait isolément à ses propres besoins entraînerait bientôt la fin de l'individu (et de l'espèce, si elle était constituée d'une série d'individus tout bêtement alignés côte à côte), s'il n'y avait le flux de la reproduction. Car dans un ensemble organique, rares sont les individus qui se suffisent à eux-mêmes: les vieux ne peuvent pas produire beaucoup, les tout-jeunes ont besoin d'être alimentés pour produire plus tard. Tout cycle économique est impensable et toute équation économique impossible si l'on n'introduit pas dans le calcul ces données essentielles que sont l'âge, la validité, la santé.

Pour être parfaitement simples, nous devrions écrire la formule économique d'une humanité parthénogénétique et unisexuée. Mais il ne nous a pas été donné d'en constater l'existence. Il nous faut donc introduire le facteur sexe, puisque la reproduction est assurée par deux sexes différents, et prévoir aussi, de la gestation à l'allaitement, des pauses dans la production...

Ce n'est qu'après avoir intégré ces facteurs que l'on peut estimer avoir mis en équation l'ensemble des conditions qui forment la «base», l'«infrastructure» économique de la société; et, abandonnant à jamais l'individu, ce fantoche qui n'a su ni se rendre éternel, ni se reproduire tout seul et qui, dans la grande marche de l'humanité, en sera de moins en moins capable, c'est de cette base que nous déduirons la gamme infinie des manifestations de l'espèce, dont elle conditionne l'existence, y compris pour les manifestations les plus élevées de la pensée.

Un article tout récent (dû à Yourgrau, de Johannesburg) a exposé la théorie du Système Général de Bertalanffy (5), qui voudrait opérer la synthèse entre les deux principes opposés du vitalisme et du mécanisme. Tout en reconnaissant, à contre-coeur, que le matérialisme gagne du terrain en biologie, il évoque ce paradoxe difficilement réfutable: un seul lapin n'est pas un lapin, seuls deux lapins sont un lapin. Te voilà, o individu, chassé de ton dernier bastion, celui d'Onan! Il est donc absurde de vouloir traiter de l'économie sans tenir compte de la reproduction de l'espèce. C'est ce que disent nos textes classiques. Dès les premières lignes de la préface de «L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat», Engels pose en ces termes une des pierres angulaires du marxisme:
«
Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l'histoire, c'est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D'une part, la production de moyens d'existence, d'objets servant à la nourriture, à l'habillement, au logement, et des outils qu'ils nécessitent; d'autre part la production des hommes mêmes, la propagation de l'espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d'une certaine époque historique et d'un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production: par le stade de développement où se trouvent d'une part le travail, et d'autre part la famille» (6).

Depuis que la théorie a été fondée, l'interprétation matérialiste de l'histoire soumet à un traitement unique aussi bien ce qui concerne le degré de développement de la technique et du travail productif que la «production des producteurs», c'est-à-dire la sexualité. Marx dit que la classe laborieuse est la première des forces productives. Il est donc aussi important, et même plus, de savoir comment se reproduit la classe laborieuse, que d'étudier la production et la reproduction de la masse des marchandises, de la richesse et du capital. A Rome, le salarié classique de l'antiquité, celui qui ne possédait rien, était officiellement défini non pas comme un travailleur mais comme un prolétaire, celui qui n'a comme richesse que ses enfants (proles). Sa fonction caractéristique n'était pas de donner à la société et aux classes dominantes le travail de ses bras mais d'engendrer, sans contrôle ni limite, sur son grabat, les futurs travailleurs de la terre.

Le petit-bourgeois moderne se figure, dans sa tête sans cervelle, que cette seconde fonction du prolétaire devait être aussi agréable que la première était pénible. Mais le petit-bourgeois a beau être aussi cochon et philistin que le grand bourgeois, il n'a à opposer à la puissance de ce dernier que les formes variées de sa propre impuissance.

4. Les premières communautés qui s'organisent pour le travail productif avec une technique rudimentaire qui commence à apparaître, s'organisent de même en vue de l'accouplement et de la reproduction, de l'éducation et de la protection des enfants. Les deux aspects sont constamment liés. Sous ses formes diverses la famille est donc, elle aussi, un rapport de production, et elle change en fonction des différents milieux et des forces productives disponibles.

Ne pouvant retracer dans cet exposé les différents stades de la sauvagerie et de la barbarie que l'humanité a traversés, caractérisés chacun par la nature des ressources et des agrégats familiaux, nous renvoyons sur ce point au brillant travail d'Engels.

Après avoir vécu sur les arbres en se nourrissant de fruits, l'homme découvre d'abord la pêche et le feu et apprend à parcourir les Côtes et les fleuves, si bien que les différents rameaux de l'espèce humaine commencent à se rencontrer. Ensuite vient la chasse avec l'emploi des premières armes, et au stade de la barbarie apparaissent d'abord la domestication des animaux, puis l'agriculture, qui marquent le passage de la vie nomade à la vie sédentaire. Les formes sexuelles correspondantes n'étaient pas encore la monogamie, ni même la polygamie, mais le matriarcat, dans lequel la mère joue le rôle essentiel sur le plan moral et social, ou la famille de groupe, au sein de laquelle hommes et femmes de la même gens s'unissent indifféremment, comme Morgan l'a constaté chez les Indiens d'Amérique (bien qu'étant devenus monogames et faisant la distinction entre la mère et les tantes au moment où les blancs les découvrirent, ceux-ci continuaient à appeler pères leurs oncles maternels) (7). Ces phratries où il n'y avait aucune autorité constituée ne connaissaient pas non plus la division de la propriété et du sol.

On a pu dire que c'est une des caractéristiques des animaux supérieurs que d'avoir un embryon d'organisation pour élever et défendre les nouveau-nés. Cette organisation relève de l'instinct. Seul au contraire l'animal raisonnable, l'homme, se donnerait une organisation en vue de la production économique, l'instinct continuant à régir la sphère des affects sexuels et familiaux. Si cela était vrai, l'intelligence, dont on admet communément qu'elle remplace l'instinct et le rend inopérant, se partagerait à égalité le terrain avec lui. Mais en fait ceci est pure métaphysique. On trouve une belle définition de l'instinct dans un livre de Thomas de 1952 (rappelons, entre parenthèses, que si nous citons des études récentes et spécialisées, c'est uniquement pour montrer que les indications fournies par Engels ou Morgan, ces révolutionnaires maltraités par la pédante culture bourgeoise, ne sont pas «périmées» ou «dépassées» par la littérature scientifique récente...): l'instinct est la connaissance héréditaire d'un plan de vie de l'espèce. Au cours de l'évolution et de la sélection naturelle, dont on peut admettre qu'elle résulte chez les animaux du heurt des individus en tant que tels contre le milieu environnant, ce n'est que par la voie physique, physiologique, que se détermine, pour tous les exemplaires d'une même espèce, un comportement commun, surtout dans le domaine de la reproduction. Etant commun à tous, ce comportement est automatique, «non conscient» et «non rationnel». On comprend qu'il puisse se transmettre par voie héréditaire tout comme les caractères morphologiques et structurels de l'organisme, et que le mécanisme de transmission se fixe au niveau des gènes (ce point n'est pas encore éclairci par la science) et des autres particules des liquides et cellules germinales et reproductives.

Ce mécanisme dont chaque individu est porteur ne fournit qu'un minimum de règles élémentaires, qu'un plan de vie rudimentaire pour faire face aux difficultés du milieu ambiant.

Dans l'espèce sociale, la collaboration dans le travail, même primitive, mène beaucoup plus loin. Elle transmet bien d'autres habitudes et disciplines qui servent de norme. Pour le bourgeois et l'idéaliste, ce qui distingue l'espèce humaine de l'espèce animale, c'est la raison et la conscience qui sont à la base de la volonté d'agir. De là le libre arbitre du croyant, la liberté personnelle du rationaliste, et bien d'autres choses encore. Pour nous, au contraire, il n'est pas question de prêter à l'individu un pouvoir supplémentaire, pensée ou esprit, qui vienne bouleverser toutes les données, comme le prétendu principe vital par rapport au mécanisme physique. Mais nous ajoutons en revanche une puissance collective supplémentaire, née exclusivement de la nécessité d'une production sociale qui impose les règles et les disciplines les plus complexes; cette nécessité, qui déloge de la sphère technique l'instinct capable de guider les individus, le chasse aussi de la sphère sexuelle. Ce n'est pas l'individu qui a développé et anobli l'espèce, c'est la vie de l'espèce qui a développé l'individu et l'a poussé vers de nouvelles dynamiques et vers des sphères plus élevées.

Ce qui est primitif et bestial se trouve chez l'individu. Ce qui est développé, complexe, ordonné, ce qui relève d'un plan de vie non automatique mais organisé et organisable, découle de la vie collective et naît d'abord hors des cerveaux individuels avant d'en devenir, par des voies complexes, un acquis. Quand nous parlons - en dehors de tout idéalisme - de pensée, de connaissance, de science, nous entendons par là des produits de la vie sociale: les individus - sans exception - n'en sont pas les donateurs mais les bénéficiaires, et dans la société actuelle, ils en sont encore les parasites.

Au début - et dès le début - l'organisation économique et l'organisation sexuelle étaient étroitement liées dans la vie associée des hommes. C'est ce qu'on lit sous le voile de tous les mythes religieux qui, pour le marxisme, ne sont pas des fantaisies gratuites et de vaines fantasmagories à rejeter comme le fait le libre-penseur bourgeois ordinaire, mais les premières transmissions du savoir collectif en cours d'élaboration, qu'il importe de déchiffrer.

On peut lire dans la «Genèse» (livre II, versets 19 et 20) qu'avant la création d'Eve et donc avant l'expulsion du paradis terrestre (où Adam et Eve devaient vivre seuls, éternels y compris dans leur forme physique, à condition de cueillir sans effort les fruits destinés à leur subsistance, mais non ceux de la science), Dieu forme avec de la terre les animaux de toutes les espèces et les présente à Adam qui apprend à les appeler par leur nom. Le texte donne l'explication de cette pratique: Adoe vero non inveniebatur adjutor similis ejus. Ce qui veut dire. qu'Adam n'avait alors aucun aide (adjutor) de la même espèce que lui. Eve lui sera donnée, mais non pour la faire travailler ou la féconder. Il semble donc prévu qu'ils puissent faire des animaux leurs serviteurs. Mais après la grave erreur qu'ils commettent en commençant par le rusé serpent, Dieu change le destin de l'humanité. Ce n'est qu'hors de l'Eden qu'Eve connaîtra son compagnon. Elle aura des fils qu'elle enfantera dans la souffrance, et lui gagnera sa vie à la sueur de son front. Ainsi, même dans l'enseignement voilé mais millénaire du mythe, production et reproduction naissent ensemble. Adam domestiquera les animaux mais ce sera avec peine; il aura désormais des adjutores, des travailleurs de la même espèce que lui, similes ejus. Voilà donc rapidement retombé dans le néant l'Individu immuable, intemporel, privé du pain amer et sublime du savoir, monstre et avorton voué au plaisir de l'oisiveté, véritable damné privé de travail, d'amour et de science, que de prétendus matérialistes voudraient aujourd'hui encore stupidement célébrer. A sa place est née l'espèce qui pense parce qu'elle travaille, au milieu des adjutores, ses voisins, ses frères.

Hérédité biologique et tradition sociale
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5. Dès l'existence des premières sociétés humaines, le comportement des membres du groupe s'uniformise à travers des pratiques et des fonctions collectives rendues nécessaires par les exigences de la production et aussi de la reproduction sexuelle, et qui prennent la forme de cérémonies, de fêtes, de rites à caractère religieux. Ce premier mécanisme de vie collective obéit à des règles non écrites, non imposées ni transgressées; ce qui rend son fonctionnement possible, ce ne sont pas des idées de sociabilité ou de moralité, insufflées ou innées, qui seraient le propre de l'animal-homme, mais l'effet du déterminisme de l'évolution des techniques de travail.

L'histoire des us et coutumes des premiers peuples avant les constitutions écrites et les prescriptions du droit, confirmée par la vie des tribus sauvages lors de leurs premiers contacts avec l'homme blanc, ne peut s'expliquer qu'en partant de critères de recherche de ce type. La périodicité saisonnière des fêtes est en liaison évidente avec celle des labours, des semailles et de la récolte. Au début l'époque de l'amour et de la fécondation est, pour l'espèce humaine aussi, saisonnière. L'évolution ultérieure en fera, contrairement à ce qui se passe chez les animaux, une exigence permanente. Des romanciers qui ont acquis la culture des blancs ont décrit les fêtes à caractère sexuel des peuples d'Afrique. Chaque année on libère les adolescents pubères des liens imposés à leurs organes peu après leur naissance, et une orgie sexuelle suit, dans l'excitation du bruit et des boissons, cette cruelle opération exécutée par les prêtres. Il est évident que cette technique aussi est née pour préserver la fécondité de la race, dans des conditions difficiles qui, en l'absence de tout contrôle, conduiraient à la dégénérescence et à l'impuissance; peut-être y a-t-il des choses autrement répugnantes dans le rapport Kinsey sur le comportement des sexes à l'époque du Capital.

Le marxisme affirme depuis longtemps que procréation et production vont de pair, comme le prouve entre autres le très beau passage où Engels rappelle que Charlemagne voulait améliorer l'agriculture, alors en pleine décadence, en fondant non pas des... kolkhozes, mais des fermes impériales. Gérées par des couvents, ces fermes firent long feu, comme toutes les autres tentatives de ce type au Moyen Age: un ensemble unisexuel et ne procréant pas ne répond pas aux exigences d'une production active. Ainsi par exemple, la règle de Saint-Benoît a les apparences d'un règlement communiste: le travail est sévèrement imposé et toute appropriation personnelle de quelque bien ou produit que ce soit est interdite, de même que toute consommation hors de la table commune. Mais une telle organisation, incapable du fait de sa chasteté et de sa stérilité de reproduire les membres qui la composent, est restée en dehors de la vie et de l'histoire. Une étude sur les ordres parallèles de moines et de religieuses, au niveau de leurs intentions premières, pourrait être très instructive pour expliquer le faible niveau de la production par rapport à la consommation au Moyen Age; elle éclairerait en particulier certaines idées difficiles et admirables de saint François et de sainte Claire, qui visaient non pas la macération pour sauver l'esprit, mais une réforme sociale pour mieux nourrir les corps faméliques des classes déshéritées.

6. C'est par une double voie, organique d'une part, sociale de l'autre, que se transmet de génération en génération l'ensemble toujours plus riche avec le temps des normes de la technique productive dans les différents domaines de la pêche, de la chasse, de l'élevage, de l'agriculture, normes qui sont adaptées au comportement des adultes valides, des vieux, des jeunes, des mères portant et élevant les enfants, des couples unis pour la procréation. Par la première voie se transmettent, de l'individu géniteur à l'individu engendré, les aptitudes héréditaires et les adaptations physiques, avec des variantes personnelles d'importance secondaire. Par la seconde voie, dont l'importance va croissant, se transmet l'ensemble des ressources du groupe. Cette voie extra-physiologique n'est pas moins matérielle que la première; elle est la même pour tous et consiste en l'«équipement» et l'«outillage» en tous genres que la collectivité a réussi à se donner.

Nous avons montré dans certains de nos «fil du temps» qu'avant la découverte de moyens de transmission plus commodes comme l'écriture, les monuments, puis l'imprimerie, etc., il fallait utiliser au maximum la mémoire des individus, qu'on formait par des exercices communs à toute la collectivité (8). Cela allait des premiers avertissements maternels aux récitations collectives, en passant par les causeries sur des thèmes imposés ressassées jusqu'à l'ennui par les vieux. Le chant et la musique sont le support de la mémoire, et les premières connaissances se transmettent en vers et non en prose. Si on procédait encore de la sorte aujourd'hui, une bonne partie de la «science» moderne de la civilisation capitaliste ne pourrait circuler que sous la forme d'une horrible cacophonie!

Le suivi de cet acquis impersonnel et collectif que le groupe humain se transmet d'âge en âge exigerait un exposé systématique. Mais la ligne directrice en est simple: au fur et à mesure que le mécanisme s'enrichit, cet ensemble repose de moins en moins sur la tête d'un individu, et tous les membres du groupe tendent vers un niveau commun. Le grand homme, qui est presque toujours un personnage de légende, devient de plus en plus inutile, car il devient de plus en plus inutile de pouvoir manier une arme plus grosse ou de faire une multiplication plus vite: un robot sera bientôt le citoyen le plus intelligent de ce stupide monde bourgeois et même, selon certains, le Dictateur régnant sur d'immenses territoires.

Quoi qu'il en soit, la puissance sociale l'emporte de plus en plus sur la puissance organique, qui constitue dans tous les cas la base de la puissance de l'esprit individuel.

A ce propos, on peut citer une récente et intéressante synthèse?de Wallon (9). Tout en critiquant le matérialisme mécaniste (de l'époque bourgeoise, c'est-à-dire faisant agir les phénomènes à l'intérieur de l'individu), l'auteur décrit les systèmes de communication entre les hommes en société et cite Marx, comme nous le verrons plus loin à propos du langage. Il relève dans son étude en termes judicieux la faillite de l'idéalisme, notamment sous sa forme actuelle, l'existentialisme.
«
L'idéalisme, écrit-il, ne s'est pas borné à rétrécir le réel dans les limites de l'image [dans notre esprit]; il a souvent aussi rétréci l'image de ce qu'il considère comme le réel»;
et après avoir passé en revue les différentes conceptions modernes, il en vient à cette sage conclusion:
«
Il y tout à la fois solidarité et opposition dans la conscience entre ce qui est impressions organiques et images intellectuelles. Entre les deux ne cessent de se poursuivre des actions et des réactions mutuelles qui montrent combien sont vaines les distinctions d'espèces que les différents systèmes philosophiques font entre la matière et la pensée, l'existence et l'intelligence, le corps et l'esprit».

Des études comme celle-ci montrent bien que la méthode marxiste n'a jamais que cent bonnes années de travail d'avance sur la science «sans étiquette», ou sous étiquette de contrebande.

Facteurs naturels et développement historique
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7. Les conditions de vie des premières «gens», des phratries communistes, évoluent très lentement, et du fait de la diversité des conditions naturelles (nature du sol et phénomènes géologiques, situation géographique, altitude, cours d'eau, proximité ou non de la mer, conditions climatiques, flore, faune, etc.), le rythme de développement n'est pas le même partout. Selon des cycles variables, on passe du nomadisme des hordes errantes à la sédentarisation, puis à la réduction du nombre des terres inoccupées, aux rencontres et aux contacts (ou même aux conflits) entre tribus d'origine différente, aux invasions, et enfin à l'asservissement d'un groupe par un autre, qui est l'une des origines de l'apparition de la division en classes dans les anciennes sociétés égalitaires.

Engels rappelle que les premières gens n'admettant ni l'asservissement des personnes ni l'exogamie, la victoire d'une gens sur une autre entraînait impitoyablement la destruction complète du groupe vaincu. Il fallait en effet éviter d'admettre trop de travailleurs sur une surface restreinte et de désorganiser la discipline sexuelle et la reproduction, deux aspects constamment liés dans le développement social. Par la suite, les rapports entre les groupes devinrent plus complexes, les croisements et les fusions plus fréquents, surtout dans les pays tempérés et fertiles où s'installèrent les premiers grands peuples sédentaires. Mais dans cette première partie de l'exposé, nous nous en tiendrons à l'époque préhistorique. Engels souligne le progrès que constitue dans le développement de la production l'utilisation des animaux non plus seulement comme nourriture pour l'homme mais comme force de travail, marquant bien ainsi l'importance du milieu naturel, au sens le plus large du terme. Alors que l'Eurasie disposait de toutes les espèces d'animaux domesticables, l'Amérique n'en avait pratiquement qu'une seule, une espèce de gros ovin, le lama (toutes les autres espèces y ont été acclimatées à diverses époques historiques). Le résultat est que les peuples de ce continent connurent un arrêt de leur développement social par rapport à ceux de l'ancien continent. Les croyants expliquèrent la chose à leur façon en déclarant peu après la découverte de Christophe Colomb que la rédemption ne s'était pas étendue à cette partie de la planète et que le souffle de l'esprit éternel n'était pas descendu sur ces têtes. Evidemment, le raisonnement est quelque peu différent si l'on explique les choses non par l'absence de l'Etre suprême, mais par celle de quelques modestes espèces animales.

Mais cette explication faisait l'affaire des colons très chrétiens qui exterminèrent les Indiens aborigènes comme des bêtes féroces et les remplacèrent par des Noirs d'Afrique réduits en esclavage, accomplissant ainsi une révolution ethnique dont l'avenir seul connaîtra l'issue.

Préhistoire et langage
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8. On peut dire d'une façon très générale que le passage du facteur racial au facteur national correspond au passage de la préhistoire à l'histoire. Par nation, il faut entendre un ensemble dont l'ethnie n'est qu'un aspect, et un aspect d'ailleurs rarement dominant. Avant d'analyser la portée historique du facteur national, il faut donc examiner les autres facteurs qui complètent le facteur racial, et en tout premier lieu le langage. On ne peut expliquer l'origine du langage et des langues qu'à partir des caractères matériels du milieu et de l'organisation de la production. La langue d'un groupe humain est elle-même un de ses moyens de production.

Nous avons vu d'une part qu'il existe un rapport étroit entre les liens de consanguinité dans les premières tribus et le début d'une production sociale utilisant un certain outillage, et d'autre part que le rapport entre le groupe humain et le milieu naturel prédomine sur l'initiative et les tendances individuelles. Ceci est la base du matérialisme historique, comme le prouvent deux textes écrits à un demi-siècle d'intervalle. Marx écrit en effet dans ses «Thèses sur Feuerbach» (1845):
«
La nature humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des conditions sociales» (10).
Par conditions sociales, nous autres marxistes, nous entendons la race, le milieu physique, l'outillage, l'organisation du groupe concerne.

Dans une lettre de 1894 que nous avons déjà largement utilisée pour combattre les préjugés sur le rôle de l'individu, des «grands hommes» dans l'histoire, Engels répond à la question suivante: quelle part le facteur de la race et celui de l'individualité historique représentent-ils dans la conception matérialiste de l'histoire de Marx et Engels? Son correspondant (qui avait manifestement Napoléon en tête) sollicitant sa réponse sur le second point, Engels, avant de faire tomber sans la moindre hésitation l'Individu de son piédestal, tranche rapidement la première question:
«
la race est elle-même un facteur économique» (11).

Les nabots de la pseudo-culture bourgeoise ricanent quand on retrace l'arc immense qui va des origines au résultat final, comme le fait par exemple la puissante et tenace école catholique expliquant le cours prestigieux qui va du chaos originel à la béatitude éternelle des créateurs. Mais qu'importe?

Les premiers groupes sont strictement consanguins et constituent des groupes-familles en même temps que des groupes de travail. Leur «économie» est une réaction de tous au milieu naturel, et tous les rapports sont identiques: il n'y a pas de propriété personnelle, de classes sociales, de pouvoir politique, d'Etat.

Comme nous ne sommes ni des métaphysiciens ni des mystiques, nous acceptons, sans nous couvrir la tête de cendres et sans considérer que le genre humain a à expier ces souillures, qu'apparaissent et se développent de mille façons le mélange des sangs, la division du travail, la répartition de la société en classes, l'Etat, la guerre civile. Mais ce qu'il y a au bout du cycle, avec un mélange des races devenu général et inextricable, avec une technique productive capable d'agir de façon puissante et complexe sur le milieu environnant au point d'envisager de planifier les phénomènes à l'échelle planétaire, c'est la fin de toute discrimination raciale et sociale; c'est une économie à nouveau communiste; c'est la fin, à l'échelle mondiale, de la propriété individuelle qui avait engendré les cultes transitoires de ces fétiches monstrueux que sont la personne, la famille, la patrie.

Mais à l'origine, ce qui caractérise un peuple, c'est son économie et le degré de développement de sa technique de production en même temps que son type ethnique.

Les dernières recherches portant sur la préhistoire ont amené la science des origines humaines à reconnaître plusieurs points de départ dans l'apparition de l'homme sur la terre à partir de l'évolution d'autres espèces animales. On ne peut plus parler d'un «arbre généalogique» de toute l'humanité ni même de différents rameaux de cet «arbre». Une étude d'Etienne Patte (Faculté des sciences, Poitiers, 1953) (12) a souligné avec efficacité le caractère insuffisant de cette image traditionnelle. Dans un arbre, la séparation entre deux branches, grosses ou petites, est pour ainsi dire définitive, puisqu'en règle générale elles ne se refondent plus en une seule. L'espèce humaine est au contraire un réseau inextricable dont les différents rameaux sont constamment reliés entre eux. En trois générations, c'est-à-dire en un siècle, chacun de nous a, s'il n'y a pas eu de croisements entre parents, huit arrière-grands-parents; mais sur mille ans cela ferait plus d'un milliard d'ancêtres, et pour une durée de six cents mille ans, correspondant à l'âge probable de l'espèce, le nombre atteindrait des chiffres astronomiques avec des milliers de zéros. Il s'agit donc d'un réseau et non d'un arbre. Et en effet, dans les statistiques de population des peuples modernes, les représentants des types ethniques purs se trouvent en pourcentage extrêmement faible. D'où la belle définition de l'humanité comme sungameion, c'est-à-dire en grec un ensemble où s'opèrent des croisements dans tous les sens, le verbe gameo indiquant à la fois l'acte sexuel et le rite nuptial. On en revient donc à la formule un peu simpliste: le croisement des espèces est stérile, celui des races fécond.

La position du pape sur ce point est compréhensible. Rejetant toute idée de minorité raciale - ce qui est une position avancée du point de vue historique - il affirme qu'on ne peut parler de races que pour les bêtes et non pour les hommes. Malgré son souci de tenir compte des derniers résultats de la science, résultats qui par ailleurs convergent souvent de façon géniale avec le dogme, il ne lui est pourtant pas possible d'abandonner l'arbre généalogique de la Bible qui part d'Adam (encore que celui-ci soit, sur le plan philosophique, plus hébraïque que catholique).

Cependant d'autres auteurs, eux aussi tout ce qu'il y a de plus antimatérialistes, ne peuvent que repousser la vieille distinction entre la méthode anthropologique et la méthode historiographique, selon laquelle la première devrait établir les faits alors que la seconde les trouverait tout prêts et surtout classés chronologiquement. Personne ne met en doute que César a vécu avant Napoléon, mais il est autrement difficile de mettre en évidence qui est apparu le premier de l'homme de Néanderthal ou de l'anthropomorphe singe Proconsul...

Au contraire, la puissance de la méthode matérialiste appliquée aux données fournies par la recherche établit facilement la synthèse entre les deux stades, même si effectivement la race a été un facteur économique plus décisif dans les gens préhistoriques, et la nation, entité beaucoup plus complexe, dans le monde contemporain.

Ce n'est qu'en suivant cette méthode que l'on peut donner sa véritable place au langage et à sa fonction. A l'origine, seuls avaient le même langage les petits groupes de consanguins collaborant entre eux sans aucun lien avec d'autres groupes, sauf en cas de conflit armé; aujourd'hui, ce sont des populations entières occupant d'immenses territoires qui parlent la même langue.

Au début les groupes qui ont la même expression phonétique ont aussi en commun les règles de reproduction, la technique, et la capacité de produire ce qui est nécessaire à la vie matérielle.

On peut dire que l'utilisation des sons en vue de la communication entre individus s'observe déjà chez les espèces animales. Mais entre des modulations sonores comme celles qu'émettent les organes vocaux des animaux d'une même espèce (organes dont la structure et le fonctionnement se transmettent de façon purement physiologique) et la formation d'une langue comprenant tout un ensemble complexe de mots, la différence est énorme. Le mot n'apparaît pas pour désigner celui qui parle ou le destinataire du discours, l'individu de sexe opposé ou une partie du corps, ou la lumière, les ténèbres, la terre, l'eau, la nourriture ou le danger. Le langage articulé en mots naît avec le travail à base d'outils, la production d'objets de consommation au moyen du travail associé des hommes.

Travail social et parole
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9. Toute activité collective humaine visant à produire, au sens le plus large du terme, exige pour une collaboration utile un système de communication entre les travailleurs. Le simple effort pour attraper la proie ou pour se défendre n'a besoin que d'incitations instinctives, poussée ou hurlement animal. Quand le choix du moment, du lieu et du moyen d'action (outil primitif, arme, etc.) devient indispensable, alors naît la parole, à travers une très longue série de tentatives manquées et de rectifications. Le processus est exactement l'inverse de ce qu'imaginent les idéalistes: un innovateur forgerait dans son cerveau, sans l'avoir jamais vu, un nouveau moyen «technique», l'expliquerait verbalement et donnerait ses ordres pour en diriger la réalisation. Pour eux, l'ordre est: pensée, parole, action. Pour nous, c'est exactement le contraire.

Nous trouvons confirmation du processus naturel réel d'intervention du langage dans le fameux mythe biblique de la tour de Babel. Nous sommes déjà en présence d'un véritable Etat au pouvoir immense, disposant d'armées formidables et de très nombreux prisonniers et travailleurs forcés. Ce pouvoir entreprend des travaux colossaux surtout dans sa capitale (la puissance de la technique des Babyloniens, non seulement dans le domaine de la construction, mais dans celui de l'aménagement des fleuves et autres, est attestée par l'histoire). Selon la légende, il veut construire une tour d'une hauteur telle qu'elle puisse toucher le ciel. il s'agit là bien sûr du mythe classique de la présomption humaine abattue par la divinité, comme dans les mythes du feu volé par Prométhée, du vol de Dédale, etc. Les innombrables ouvriers, contremaîtres, architectes étant d'origines très différentes et éloignées, ils ne parlent pas la même langue et ne peuvent pas se comprendre. L'exécution des projets est chaotique et contradictoire et la construction, qui a atteint une certaine hauteur, s'effondre par suite d'erreurs dues à la confusion des langues. Victimes de la punition des dieux, les bâtisseurs sont écrasés ou s'enfuient épouvantés.

Le sens caché de cette histoire est que l'on ne peut construire si l'on n'a pas une langue commune. Les pierres, les bras, les leviers, les marteaux, les pics ne suffisent pas si l'on n'a pas cet instrument de production que constitue une même langue, un lexique, un ensemble de formules communes et connues de tous. On retrouve la même légende chez les sauvages d'Afrique centrale: la tour était en bois et devait toucher la Lune. Aujourd'hui que tout le monde parle «américain», c'est un jeu d'enfant d'élever des gratte-ciel, d'ailleurs plutôt stupides si on les compare aux tours géniales des barbares et des sauvages.

Il n'y a donc aucun doute sur la définition marxiste: le langage est un des instruments de production. Dans son étude déjà citée sur les principales doctrines, Wallon ne peut que reprendre la thèse marxiste:
«
selon Marx le langage est lié à la production par l'homme d'instruments et d'objets ayant des propriétés définies».
Et l'auteur reproduit deux citations magistrales: la première est de Marx, elle est tirée de «l'Idéologie allemande»:
«
Les hommes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence» (13);
la seconde est d'Engels:
«
D'abord le travail, ensuite, combiné avec lui, le langage. Voilà les deux facteurs essentiels sous l'influence desquels le cerveau du singe est devenu aujourd'hui, peu à peu, le cerveau de l'homme» (14).
Et quand Engels écrivait, il ne connaissait pas les résultats que consignent, malgré eux, des auteurs dont la philosophie est par ailleurs tout à fait idéaliste. (Cf. Saller, «Qu'est-ce que l'anthropologie?» Université de Munich.) Aujourd'hui le cerveau humain a un volume de 1.400 cm3 (aussi bien pour les génies que pour des idiots comme nous). Il y a très longtemps, à l'époque du sinanthrope-pithécanthrope le cerveau avait 1.000 cm3 et il semble que notre ancêtre possédait déjà des notions élémentaires de magie, avait sa façon d'enterrer les morts (bien qu'il fût assez fréquemment cannibale), connaissait le feu depuis longtemps et disposait d'ustensiles variés: des coupes pour boire, faites avec des crânes d'animaux, des armes en pierre, etc. Mais des découvertes faites surtout en Afrique du Sud vont beaucoup plus loin: il y a six cent mille ans (le chiffre est cité par Wallon) un autre de nos ancêtres, qui avait un cerveau de 500 cm3 seulement, mais très précoce, connaissait déjà le feu, chassait et mangeait la chair cuite des animaux, marchait debout comme nous et, seule rectification par rapport aux faits cités par Engels (en 1884), il semble qu'il ne vivait plus sur les arbres comme son proche parent 1' «australopithèque» mais qu'il se battait courageusement contre les bêtes féroces au niveau du sol.

Il est surprenant que l'auteur de l'étude que nous venons de citer, épouvanté par ces données qui confirment des points fondamentaux de la théorie matérialiste, cherche dans la psychologie un remède contre l'anthropologie, pour pleurer finalement sur la mine de l'individu, né d'un mystérieux souffle extraorganique et qui, à notre époque moderne de surpopulation et de machinisme, se perdrait dans la masse en cessant d'être un homme. Mais lequel est le plus humain des deux? Le sympathique pithécanthrope de 500 cm3 (ne pas confondre surtout avec la petite voiture utilitaire de même cylindrée, une voiture de masse!) ou le savant de 1.400 cm3 qui chasse les papillons sous l'arc de Titus pour mettre au point sa pitoyable équation: science officielle + idéalisme = désespoir?

Base économique et superstructure
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10. La notion de «base économique» dans une société humaine donnée dépasse donc largement les limites que lui assigne l'interprétation superficielle selon laquelle cette base comprendrait exclusivement la rémunération du travail et l'échange des marchandises. Elle englobe tout ce qui a trait aux formes de reproduction de l'espèce - c'est-à-dire les institutions familiales, mais aussi les ressources techniques, les instruments, les outils de toute sorte, sans oublier, si l'on ne veut pas ramener la composante technique à un simple inventaire du matériel, tous les mécanismes dont la société dispose pour transmettre de génération en génération son «savoir technologique». En ce sens, elle comprend donc en tant que moyens de production les réseaux généraux de communication et de transmission suivants: langage parlé, écriture, chant, musique, arts graphiques, imprimerie, nés comme moyens de transmettre l'acquis des techniques productives. Pour le marxisme, la littérature, la poésie, la science sont elles-mêmes des formes supérieures et différenciées des instruments de production et elles naissent pour répondre aux mêmes exigences, médiates et immédiates, de la vie sociale.

A ce propos, des questions d'interprétation du matérialisme historique se posent dans le mouvement prolétarien: quels sont, en particulier, les phénomènes sociaux qui constituent précisément la «base productive», autrement dit les conditions économiques dont on attend l'explication des superstructures idéologiques et politiques qui caractérisent une société historique donnée? On sait que pour le marxisme, la société n'évolue pas de façon lente et graduelle mais passe brusquement d'une période à une autre, chacune se caractérisant par des formes de production et des rapports sociaux différents. Ces mutations modifient la base productive et les superstructures. Pour expliquer cette idée, on recourt fréquemment à des textes classiques, soit pour mettre bien en place les différentes formules et notions, soit pour préciser ce qui change brusquement au moment d'une crise révolutionnaire.

Dans des lettres destinées à préciser, pour des néophytes, les «bases du marxisme», Engels insiste sur les relations réciproques entre la base et la superstructure. Par exemple, l'Etat, qui est le pouvoir politique d'une classe donnée, est par excellence l'une des superstructures, mais il agit à son tour par des interventions comme les tarifs douaniers, les impôts, etc., sur la base économique.

Plus tard, à l'époque de Lénine, il a été particulièrement nécessaire de clarifier le processus de la révolution de classe. L'Etat, le pouvoir politique, est parmi les superstructures celle dont on peut dire qu'elle s'effondre de façon quasi-instantanée pour faire place à une structure analogue mais opposée. Mais les rapports qui régissent l'économie productive ne se transforment pas avec la même rapidité, bien que la contradiction entre ces rapports de production et le développement des forces productives soit précisément à l'origine de la révolution. Le salariat, le mercantilisme, etc., ne disparaissent pas en un jour. Quant aux autres aspects de la superstructure, certains sont encore plus vivaces et survivront à la base économique (par exemple le capitalisme) qui leur a donné naissance: ce sont les idéologies traditionnelles répandues, même au sein de la classe révolutionnaire victorieuse, par la longue période de servitude qui a précédé. Par exemple, parmi ces superstructures, le droit sera rapidement transformé aussi bien sous sa forme écrite que dans ses applications, alors qu'une superstructure comme les croyances religieuses disparaîtra beaucoup plus lentement.

La préface lapidaire de Marx à sa «Critique de l'économie politique» de 1859 est une référence souvent invoquée. Il est bon de s'y arrêter avant de poursuivre sur la question linguistique.

Les forces productives matérielles de la société sont, aux différents stades du développement, la force de travail physique de l'homme, les outils et instruments dont on dispose pour la mettre en application, la fertilité de la terre cultivée, les machines qui ajoutent à la force physique de l'homme les énergies mécaniques et physiques, bref, tous les procédés à la disposition d'une société donnée qui lui permettent d'appliquer à la terre et aux matériaux les forces manuelles et mécaniques.

Les rapports de production sont, dans une société donnée, les «rapports déterminés nécessaires» qui lient les hommes entre eux «dans la production sociale de leur existence»(15). Ce qui relève des rapports de production, c'est, d'une façon générale, la liberté ou l'interdiction d'occuper la terre pour la cultiver, de disposer des outils, des machines, des biens de production ou encore des produits du travail pour les consommer, les transporter, les distribuer. On peut citer comme formes particulières de ces rapports l'esclavage, le servage, le salariat, le commerce, la propriété foncière, l'entreprise industrielle. Si on met l'accent non plus sur l'aspect économique mais sur l'aspect juridique, on dira que les rapports de production sont des rapports de propriété ou encore, selon certains textes, des formes de propriété s'exerçant sur la terre, l'esclave, le produit du travail du serf, les marchandises, les usines et les machines, etc. Cet ensemble de rapports constitue la base ou la structure économique de la société.

L'idée essentielle, du point de vue du mouvement social, c'est l'opposition qui se manifeste entre les forces de production qui ont atteint un certain stade d'évolution et de développement, et les rapports de production ou de propriété, bref les rapports sociaux (toutes ces formules sont équivalentes). La superstructure, c'est-à-dire ce qui découle, ce qui se superpose à la structure économique de base, c'est fondamentalement chez Marx le système juridique et politique propre à une société donnée, c'est-à-dire les textes constitutionnels, les lois, la magistrature, les corps armés, le pouvoir central. Cette superstructure a toutefois un aspect matériel, concret. Mais Marx distingue soigneusement la transformation matérielle dans les rapports de production, dans les rapports juridiques de propriété et dans le pouvoir, et son reflet dans la «conscience» de l'époque, y compris celle de la classe victorieuse. Jusqu'à maintenant, cette «conscience» est un dérivé de dérivé, une superstructure de la superstructure, qui constitue le domaine changeant de l'opinion commune, de l'idéologie, de la philosophie, de l'art et dans une certaine mesure (sous son aspect autre que celui de pratique normative), de la religion.

Les modes de production, Produktionsweisen, (il vaut mieux réserver le terme de formes au concept plus restreint de formes de propriété), sont les «époques successives de l'organisation économique de la société» que Marx retrace à grands traits, à savoir les modes de production asiatique, antique, féodal, bourgeois.

Nous allons prendre un exemple, celui de la révolution bourgeoise en France. Forces productives: l'agriculture avec les serfs, l'artisanat et ses échoppes dans les cités, les manufactures et les fabriques ai expansion et la main-d'oeuvre qui y travaille. Rapports de production (ou formes de propriété) traditionnels: le servage des paysans attachés à la glèbe et l'autorité féodale sur la terre et ceux qui la cultivent, les entraves corporatives pour les métiers artisanaux. Superstructure juridique et politique: pouvoir de la noblesse et de l'Eglise, monarchie absolue. Superstructure idéologique: autorité de droit divin, catholicisme, etc. Mode de production: féodalisme.

La transformation révolutionnaire se présente, de façon immédiate, comme le passage du pouvoir des nobles et des prêtres aux bourgeois. La démocratie élective parlementaire est la nouvelle superstructure juridique et politique. Les rapports de production abolis sont le servage des paysans et la corporation d'artisans; les nouveaux rapports qui font leur entrée sont le salariat industriel (à côté de l'artisanat autonome et de la petite propriété paysanne, qui subsistent), et la liberté de commerce à l'intérieur du marché national, y compris pour la terre.

La force productive de la main-d'œuvre des fabriques s'accroît énormément par l'absorption des anciens serfs et artisans. La puissance des machines-outils et des moteurs s'accroît dans la même proportion. La superstructure idéologique subit une lente évolution qui a commencé avant la révolution et se poursuit encore: la foi religieuse et le légitimisme font place à la libre pensée, aux «lumières», au rationalisme.

Le nouveau mode de production qui s'étend en France et au dehors à la place du féodalisme est le capitalisme, dans lequel, contrairement à la «conscience que cette révolution a d'elle-même», le pouvoir politique appartient non pas au «peuple», mais à la classe des capitalistes industriels et des propriétaires fonciers bourgeois.

Pour distinguer les deux «couches» de la superstructure, on pourrait adopter les termes de superstructure de force (droit positif, Etat) et superstructure de conscience (idéologie, philosophie, religion, etc.). Marx dit que la force matérielle, la violence, est à son tour un agent économique. Dans les textes que nous avons cités et dans son «Feuerbach», Engels dit la même chose: l'Etat (qui est force) agit sur l'économie et influe sur la base économique (16).

Ainsi, l'Etat d'une nouvelle classe est un ressort puissant pour modifier les rapports de production. En France après 1789, les rapports de production féodaux furent rapidement balayés en raison du développement très avancé des forces productives modernes qui exerçaient leur pression depuis longtemps. Bien qu'ayant redonné le pouvoir à l'aristocratie foncière et rétabli la monarchie légitimiste, la Restauration de 1815 ne réussit pas à renverser les nouveaux rapports de production, les nouvelles formes de propriété. Elle ne fit pas régresser les manufactures et ne ressuscita pas la grande propriété seigneuriale. Historiquement, le changement de pouvoir et la transformation des formes de production peuvent très bien, pendant un temps limité, aller en sens inverse l'un de l'autre.

Qu'en est-il de la Russie d'Octobre 1917? Le pouvoir politique, c'est-à-dire la superstructure de force qui était passée en février des féodaux aux bourgeois, passa à son tour aux travailleurs des villes soutenus dans la lutte par les paysans pauvres. La superstructure étatique et juridique prit des formes prolétariennes (dictature et dispersion de l'assemblée démocratique). Les superstructures idéologiques reçurent dans des domaines étendus une puissante impulsion en direction de la superstructure idéologique propre au prolétariat, au milieu de la résistance désespérée de celles de l'ancienne société, des bourgeois et des semi-bourgeois. Les forces productives antiféodales prirent leur élan vers l'industrie et l'agriculture libres. Peut-on dire pour autant que dans les années qui suivirent Octobre les rapports de production devinrent socialistes? Certainement pas, ne serait-ce que parce que dans tous les cas cette transformation exige des délais qui ne se mesurent pas en mois. Peut-on dire alors qu'ils devinrent simplement capitalistes? Il ne serait pas exact de dire qu'ils devinrent tous et totalement capitalistes, car comme on le sait des formes précapitalistes y ont longtemps survécu. Mais il serait cependant insuffisant de dire que ces rapports reçurent simplement une impulsion pour leur transformation en rapports capitalistes. En effet, le pouvoir étant un agent économique de première importance, la transformation des rapports de production dans un Etat bourgeois démocratique est une chose, et la transformation des rapports de production sous la dictature du prolétariat en est une autre (nous ne parlons pas ici des premières mesures de communisme de guerre civile et antimercantiles: logement, pain, transports).

Ce qui définit le mode de production, c'est l'ensemble des rapports de production et des formes politiques et juridiques. Si le cycle russe, de 1917 à nos jours, a abouti en plein mode de production capitaliste et si aujourd'hui il n'y a pas de rapports de production socialistes en Russie, cela tient au fait qu'après 1917, après la Révolution d'Octobre, la révolution prolétarienne en Occident a fait défaut; or cette révolution devait non seulement permettre au prolétariat russe de garder le pouvoir politique qui lui a finalement échappé, mais surtout de reverser dans l'économie russe des forces productives dont l'Occident disposait en surabondance, de manière à impulser les rapports de production en direction du socialisme.

La révolution politique n'instaure pas de nouveaux rapports de production en un jour.

Le pouvoir politique en Russie était la seconde condition, tout aussi importante, de ce développement (Lénine). Il n'est donc pas exact de dire que la seule tâche historique du parti bolchévik en Russie après la Révolution d'Octobre ait été d'assurer le passage des rapports sociaux féodaux aux rapports bourgeois. Jusqu'à ce que retombe la vague révolutionnaire qui avait suivi la guerre de 1914, c'est-à-dire jusqu'en 1923 environ, la tâche du pouvoir politique issu d'Octobre consistait à travailler au passage du mode de production et des rapports sociaux féodaux au mode de production et aux rapports prolétariens. Ce travail a été mené par la seule voie historique possible, donc par la bonne voie. Ce n'est que plus tard qu'on pourra dire que l'Etat russe n'est socialiste ni en fait, ni en puissance. Au lendemain de la Révolution d'Octobre, les rapports de production sont de fait en partie précapitalistes, en partie capitalistes (et pour une part quantitativement négligeable, post-capitalistes); mais la forme historique ou plutôt le mode de production historique n'est plus capitaliste, mais potentiellement prolétarien et socialiste. C'est cela qui compte!

C'est ainsi qu'on surmonte l'impasse de la formule: base économique bourgeoise, superstructure prolétarienne et socialiste - et non en niant le second terme, qui resta vrai pendant six années au moins après la conquête de la dictature.

Staline et la linguistique
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11. La thèse de Staline (17) selon laquelle la langue n'est pas une superstructure par rapport à la base économique est une fausse position du problème, déterminée par le résultat auquel il voulait arriver et qui est d'un autre ordre. Tout passage d'un mode de production historique au suivant implique un changement, aussi bien dans la superstructure que dans la base (ou structure économique), un changement du pouvoir des différentes classes et de leurs positions respectives au sein de la société. Or Staline prétend que la langue nationale n'est liée ni au sort de la base, ni à celui de la superstructure, parce qu'elle n'appartient pas à une classe mais à l'ensemble du peuple d'un pays donné. Ainsi, pour sauver la langue et la linguistique des atteintes de la révolution sociale (en mettant aussi à l'abri, en douce, la culture nationale et le culte de la patrie), on la retire du fleuve bouillonnant de l'histoire, du domaine de la base productive et des formes politiques et idéologiques qui en dérivent.

Selon Staline, au cours des dernières années en Russie
«
la vieille base capitaliste a été liquidée et une nouvelle base a été construite, une base socialiste. Parallèlement la superstructure de la base capitaliste a été liquidée et une nouvelle superstructure, correspondant à la base socialiste, a été créée (...) Malgré cela la langue russe est restée fondamentalement ce qu'elle était avant la Révolution d'Octobre» (18).

Le seul mérite de ces messieurs (que le texte ait été écrit par Staline, ou, sous son nom, par le secrétaire x ou le bureau y) c'est d'avoir appris à fond l'art de donner à leurs mensonges une façade simple, claire, à la portée de tous, comme s'en vante depuis un siècle la propagande de la culture bourgeoise, et surtout de manier avec la plus grande aisance l'art du concret. Tout parait facile, accessible, et pourtant tout n'est que truquage et rechute complète dans le mode de pensée bourgeois le plus rassit.

Ainsi en Russie les passages de l'ancienne base à la nouvelle et de l'ancienne superstructure à la nouvelle se seraient déroulés «parallèlement». Comme tout cela est simple! A cela nous devons répondre que non seulement aucun passage n'a eu lieu, mais que s'ils avaient eu lieu les choses se seraient passées tout autrement. Dans ces formules de camelot de village, il ne reste plus rien du matérialisme dialectique. La base influence la superstructure, elle agit sur cette dernière? Mais comment, dans quel sens la superstructure dérivée, qui n'est pas purement modelable et passive, réagit-elle à son tour? Selon quels cycles, dans quel ordre, à quelle vitesse historique se produit la transformation? Distinctions byzantines que tout cela, répond le stalinisme! Il suffit de retrousser ses manches l'une après l'autre: Liquidation! Création! Eh bien, à bas le créateur, à bas le liquidateur! Un tel matérialisme ne peut fonctionner sans un démiurge: rien n'est plus nécessaire ni déterminé, tout est devenu conscient et volontaire.

Quoi qu'il en soit, on peut confronter le raisonnement de Staline avec la réalité. La base économique et la superstructure, qui étaient féodales sous le tsar, sont devenues, à la suite d'événements complexes, pleinement capitalistes à la fin de la vie de Staline. Comme la langue russe est restée fondamentalement la même, la langue ne ferait partie ni de la superstructure ni de la base.

Il semble que toute cette polémique soit dirigée contre une école de linguistique brusquement désavouée en haut lieu, et dont le chef serait le professeur d'université N. Marr (19). Celui-ci aurait dit - nous n'avons pas pu prendre connaissance de ses écrits - que la langue fait partie de la superstructure. A entendre celui qui le condamne, nous pouvons considérer le professeur Marr comme un bon marxiste. En effet, Staline écrit qu'ayant constaté que sa formule «la langue fait partie de la superstructure» rencontrait des objections, le professeur Marr décida de «réajuster» sa théorie et annonça que «la langue est un moyen de production». Et Staline conclut:
«
N. Marr avait-il raison de ranger la langue parmi les instruments de production? Non, il avait tout à fait tort».(20).

Pourquoi? Selon Staline, il y a bien une certaine analogie entre la langue et les moyens de production, qui peuvent être aussi, dans une certaine mesure, indépendants des rapports de classe. Ce que Staline veut dire, c'est par exemple que la charrue ou la bêche peuvent servir aussi bien dans une société féodale que dans une société bourgeoise ou socialiste. Mais la raison pour laquelle Marr aurait tort (et Marx et Engels aussi, puisque pour eux le travail et la production de moyens de production se font en combinaison avec le langage), c'est que les moyens de production produiraient des biens matériels, la langue, non!

Mais les moyens de production ne produisent pas non plus de biens matériels! C'est l'homme qui les produit en utilisant ces moyens! Les outils sont des moyens que les hommes utilisent pour produire. Quand l'enfant prend la première fois la bêche par la lame, son père lui crie: prends-la par le manche! Ce cri - qui fera ensuite partie de l'acquis de l'enfant - est, comme la bêche, utilisé pour la production.

La spirituelle conclusion de Staline montre que c'est lui qui a tort. Si la langue, dit-il, produisait des biens matériels, les bavards seraient les gens les plus riches du monde! Eh bien, n'en va-t-il pas précisément ainsi? L'ouvrier travaille avec ses bras, l'ingénieur avec sa langue. Lequel des deux est le mieux payé? Nous avons déjà cité l'histoire du propriétaire foncier assis à l'ombre en fumant sa pipe pendant que le journalier qu'il a embauché trime en silence, et lui criant sans arrêt: «Allez, pioche donc!», de crainte que la moindre pause ne diminue son profit.

Nous ne connaissons ni la personne de Marr ni ses écrits, mais la dialectique nous permet de supposer qu'en dépit des foudres dont on le menaçait, il n'a, en réalité, rien «réajusté» du tout. Nous aussi, nous avons dit, par exemple, que dès le début du chant choral mnémotechnique de type magico-mysticotechnologique, la poésie est le premier mode de transmission de l'acquis social, et a donc le caractère d'un moyen de production. Puis, nous avons placé la poésie parmi les superstructures d'une époque. Il en va de même pour la langue. Le langage en général, la versification en général, sont des moyens de production. Mais une poésie donnée, une école poétique donnée, d'un certain pays et d'une certaine époque, distinctes de celles qui les ont précédées et de celles qui les ont suivies, font partie de la superstructure idéologique et artistique d'une forme économique, d'un mode de production donnés. Ainsi Engels écrit que le stade supérieur de la barbarie
«
commence avec la fonte du minerai de fer et passe à la civilisation avec l'invention de l'écriture alphabétique et son emploi pour la notation littéraire. (...) L'apogée [de ce stade] se présente à nous dans les poèmes homériques, en particulier dans L'Iliade» (21).
Nous pourrions citer d'autres passages et montrer que la «Divine Comédie» sonne le glas du féodalisme, ou que les tragédies de Shakespeare constituent le prologue au capitalisme.

Pour le pontife suprême du marxisme, le minerai de fer serait un moyen de production caractéristique d'une époque, mais non l'écriture alphabétique - parce qu'elle ne produit pas de biens matériels! Mais l'utilisation par les hommes de l'écriture alphabétique n'a-t-elle pas été indispensable, entre autres, pour en arriver aux aciers spéciaux de la sidérurgie moderne?

Il en va de même pour la langue. A toutes les époques, la langue est un moyen de production. Mais prise une par une, chaque langue fait partie des superstructures. Par exemple, Dante écrit son poème non pas dans le latin des classiques ou de l'Eglise mais dans la langue vulgaire, l'italien, et la Réforme marque l'abandon définitif du saxon au profit de l'allemand moderne.

Du reste, il en va de même pour la bêche et la charrue. S'il est vrai qu'un instrument donné peut se trouver à cheval sur deux grandes époques sociales séparées par une révolution de classe, il est vrai aussi que l'ensemble des outils dont dispose une société donnée la fait correspondre à un mode de production donné et que le heurt de ces forces productives contre les rapports de production la «contraint» à prendre la forme qui lui revient. On trouve le tour du potier à l'époque barbare et le tour de précision à moteur à l'époque capitaliste. Et périodiquement, un vieil outil disparaît, comme le rouet dont parle Engels, devenu pièce de musée.

Il en va de même pour la bêche et la charrue. La société capitaliste industrielle n'a pas les moyens d'éliminer la petite production agricole, le travail pénible qui courbe cette épine dorsale que le pithécantrope avait si orgueilleusement redressée. Mais une organisation communiste à base industrielle complète ne connaîtra plus que la charrue mécanisée. Et cette société aura bouleversé la langue des capitalistes: on n'entendra plus les formules banales avec lesquelles les staliniens font semblant de s'opposer à eux: morale, liberté, justice, légalité, populaire, progressiste, démocratique, constitutionnel, constructif, productif, humanitaire, etc., c'est-à-dire tous ces mots qui forment précisément l'ensemble instrumental grâce auquel la plus grande partie de la richesse finit dans les poches des hâbleurs, et qui remplissent la même fonction que des instruments matériels comme le sifflet du contremaître ou les menottes du geôlier.

Thèse idéaliste de la langue nationale
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12. Nier que le langage humain en général naît et fonctionne comme un moyen de production, et que les langues écrites et parlées particulières font partie des superstructures d'une société de classe (même s'il s'agit de ces superstructures dont la transformation ne peut être immédiate, mais seulement graduelle), est retomber en plein dans les doctrines idéalistes. Cela revient à faire sien politiquement le postulat bourgeois selon lequel, avec la révolution linguistique qui caractérise l'avènement du capitalisme, on passe à une langue commune aux illettrés des différents dialectes et aux gens cultivés de l'ensemble d'un pays politiquement uni.

Puisque, selon Staline, la langue n'est ni une superstructure de la base économique ni un moyen de production, on peut se demander ce qu'elle est. Eh bien, voici la définition de Staline:
«
La langue est un moyen, un instrument qui permet aux hommes de communiquer les uns avec les autres, d'échanger leurs pensées et d'arriver à s'entendre mutuellement. Etant étroitement liée à la pensée, la langue enregistre et cristallise en paroles, paroles coordonnées en propositions, les résultats de la pensée et les succès du travail de recherche de l'homme, et rend ainsi possibles les échanges d'idées dans la société humaine» (22).

Voilà quelle serait la solution marxiste du problème. On ne voit pas quelle idéologie orthodoxe et traditionnelle refuserait de souscrire à une pareille définition, puisque l'idée qui en ressort est que l'humanité progresse grâce à un travail de recherche mené par la pensée et formulé en idées, et passe de la phase individuelle à la phase d'application collective par l'entremise du langage, qui permet à l'inventeur de transmettre sa trouvaille aux autres hommes. Cette conception renverse complètement le développement matériel réel, tel que nous l'avons illustré précédemment avec nos habituels textes de base à l'appui: de l'action à la parole, de la parole à l'idée; et comme ce processus n'est pas individuel mais concerne toute la société, il vaut mieux dire: du travail social au langage, du langage à la science, à la pensée collective. La fonction de la pensée n'est chez l'individu que dérivée et passive. La définition de Staline est donc de l'idéalisme à l'état pur. Le prétendu échange de pensées n'est que la projection dans l'imagination de l'échange bourgeois de marchandises.

Il est étrange d'accuser d'idéalisme le malheureux Marr qui, semble t-il, en est arrivé, en soutenant la thèse de la mutation (Staline, op. cit.) des langues, à prévoir une décadence de la fonction du langage, qui sera un jour remplacé par d'autres formes. On lui reproche d'être tombé par là dans le bourbier de l'idéalisme en imaginant que la pensée puisse se transmettre sans langage. Mais les plus enfoncés dans le bourbier sont bien ceux qui croient s'en être tirés. Selon eux, en effet, la thèse de Marr serait en contradiction avec la phrase de Marx: La langue est la réalité immédiate de la pensée... Les idées n'existent pas indépendamment de la langue (23). Or cette claire thèse matérialiste n'est-elle pas justement contredite par la définition de Staline reproduite plus haut, qui réduit la langue à un moyen pour échanger des idées et des pensées?

Reconstruisons l'audacieuse théorie de Marr à notre manière (cela devrait nous permettre d'avoir une théorie de parti par delà les générations et les frontières). La langue est - jusqu'ici Staline est d'accord - un moyen qui permet aux hommes de communiquer entre eux. Mais la communication entre les hommes n'aurait rien à voir avec la production?! Cela, c'est ce qu'affirme la théorie économique bourgeoise, qui fait comme si chaque individu produisait tout seul et ne rencontrait l'autre que sur le marché, pour essayer de le rouler. La juste formulation marxiste n'est pas: les hommes communiquent entre eux pour se comprendre, mais: ils communiquent entre eux pour s'aider à produire. Donc la définition du langage comme moyen de production est juste! Quant à la «compréhension réciproque», elle relève de la métaphysique: l'humanité a déjà six cent mille ans et les disciples d'un même maître ne se comprennent apparemment pas encore entre eux...

Ainsi la langue est un moyen technique de communication. C'est le premier de ces moyens. Mais est-ce le seul? Certainement pas. L'évolution sociale fait apparaître toute une série de moyens de communication de plus en plus diversifiés et les recherches de Marr sur ce qui pourrait dans une large mesure remplacer la langue parlée ne sont absolument pas hors de propos. Marr ne prétend pas par là que la pensée, en tant qu'élaboration immatérielle d'un sujet individuel, passera aux autres individus sans prendre la forme naturelle du langage. Avec sa formule sur «l'opération de la pensée» (24), il indique que se développeront dans des formes qui seront au-delà de la langue, non pas les cogitations métaphysiques individuelles, mais l'ensemble des connaissances techniques propres d'une société développée. Rien de magique ou d'eschatologique là-dedans.

Prenons un exemple très simple. Le timonier d'une embarcation à rames commande «à la voix». Même chose sur un bateau à voiles et sur les premiers bateaux à vapeur: «Go ahead!», «En avant, toute!», «En arrière, puissance réduite!». Quand le navire devient trop grand, le capitaine crie dans un porte-voix qui communique avec la salle des machines. Mais bientôt cela ne suffit plus et avant d'en arriver aux hauts-parleurs - invention véritablement rétrograde - on ne sert d'un télégraphe mécanique, à poignée, puis électrique, qui déplace les éléments du cadran des signaux sous l'œil du chef machiniste. Quant au tableau de bord d'un avion moderne, il est couvert d'instruments qui transmettent des indications à tous les organes. La parole cède la place à des moyens de communication qui, pour être moins naturels, ne sont pas moins matériels qu'elle, comme les instruments modernes comparés à la branche brisée utilisée comme arme.

Il est inutile de retracer ici la vaste série des moyens de communication. Langue parlée, langue écrite, imprimerie, et tous les algorithmes, et tous les symboles mathématiques qui sont déjà devenus internationaux. Dans tous les domaines, techniques ou autres, existent des signes conventionnels à usage universel pour transmettre des indications précises, météorologiques, électrotechniques, astronomiques, etc. Toutes les applications électroniques (radar et autres), tous les procédés de réception et d'enregistrement de signaux, sont de nouveaux liens entre les hommes, des liens rendus nécessaires par la complexité des systèmes de vie et de production. Dans plus de cent domaines ils ignorent d'ores et déjà ce langage, cette grammaire et cette syntaxe dont Staline défend à toute force contre Marr le caractère immanent et éternel.

Comment le système capitaliste pourrait-il admettre que la façon de conjuguer le verbe avoir, le verbe valoir, de décliner l'adjectif possessif, n'est pas éternelle? Comment pourrait-il renoncer à faire du pronom personnel la clef de voûte de tout énoncé? Pourtant, un jour on rira de tout cela autant que du «Vous», «Votre Humble Serviteur», du «Votre Honneur» et des «bonnes affaires» que se souhaitent entre eux les commis voyageurs.

Références et déformations
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13. Une des thèses fondamentales de tous les textes marxistes sur cette question est que la revendication d'une langue nationale est une caractéristique historique de toutes les révolutions antiféodales. En effet, cette langue est indispensable à l'établissement de liens et à la communication entre les différentes places commerciales du marché national qui vient de se former, ainsi qu'à la circulation sur tout le territoire national des prolétaires arrachés à la glèbe et à la lutte contre l'influence des formes religieuses, scolastiques et culturelles traditionnelles qui reposent d'une part sur l'usage du latin comme langue savante, d'autre part sur l'émiettement de la langue populaire parlée en dialectes.

Pour soutenir cette théorie, tout à fait nouvelle du point de vue du marxisme, d'une langue située au-dessus des classes, Staline essaie de surmonter les objections qui n'ont pas manqué de s'élever de différents côtés, appuyées sur des textes de Lafargue, Marx, Engels et même de... Staline. Le bon Lafargue est écarté d'un revers de main. Dans une brochure sur la langue et la révolution (25), il avait parlé d'une brusque révolution linguistique survenue en France entre 1789 et 1794. Période trop courte, rétorque Staline, et d'ailleurs c'est tout au plus un petit nombre de mots qui disparurent de la langue et furent remplacés par de nouveaux. Oui, mais il se trouve qu'il s'agissait justement des mots les plus étroitement liés aux rapports de la vie sociale. Certains de ces mots furent bannis par décret de la Convention. On connaît l'anecdote satirique contre-révolutionnaire:
«
Comment vous appelez-vous, citoyen?
- Marquis de Saint Roiné.
-Il n'y a plus de marquis!
-De Saint Roiné.
-Il n'y a plus de «de»!
-Saint Roiné.
-Il n'y a plus de saints!
-Roiné.
-Il n'y a plus de rois!
-Je suis né
», s'écria le malheureux.
Staline avait raison: le participe né n'avait pas changé...

Dans un article intitulé «Saint Max», que nous avouons ne pas connaître (26), Marx écrit que les bourgeois ont une langue «qui leur est propre», qui est «un produit de la bourgeoisie»: tout y est imprégné de tournures mercantiles. En plein Moyen Age en effet, les marchands d'Anvers communiquaient avec ceux de Florence et c'est là une des «gloires» de la langue italienne, langue-mère du capital. De même qu'en musique on dit partout andante, allegro, pianissimo, etc., de même sur toutes les places européennes chacun comprend, firma, sconto, tratta, riporto [firme, escompte, traite, report]. Quant au «suite à votre honorée du tant...», au jargon puant de la correspondance commerciale, il est le même partout. Comment Staline s'efforce-t-il de parer l'imparable citation de Marx? En nous invitant à lire un autre passage du même texte, où Marx parle de «la concentration des dialectes en une langue nationale unique, sur la base de la concentration économique et politique». Et alors? La superstructure linguistique suit en cela le même processus que la superstructure étatique et que la base économique. La concentration du capital, l'unification du marché national, la concentration politique dans l'Etat capitaliste, ne sont pas des données immanentes et définitives mais des résultats historiques liés à la domination et au cycle bourgeois. Il en va de même pour le phénomène qui en découle, le passage des dialectes locaux à la langue unitaire. Le marché, l'Etat, le pouvoir ne sont nationaux que parce qu'ils sont bourgeois. La langue devient langue nationale parce qu'elle est la langue bourgeoise.

Staline cite ensuite «La situation de la classe laborieuse en Angleterre»:
«
La classe ouvrière anglaise, écrit Engels, est devenue peu à peu un peuple tout différent de la bourgeoisie anglaise [...] Les ouvriers parlent un autre dialecte, ont des idées, des conceptions, des coutumes, des principes moraux, une religion et une politique différents de ceux de la bourgeoisie» (27).
Ici encore la parade de Staline est plus que faible: Engels ne dit pas qu'il y a des langues de classe, prétend Staline, puisqu'il parle de dialecte, et que le dialecte est un dérivé de la langue nationale! Nous avons montré au contraire que la langue nationale est une synthèse des dialectes (ou le résultat de la lutte entre différents dialectes) et qu'il s'agit là d'un processus de classe, lié à la victoire d'une classe bien définie, la bourgeoisie.

Quant à Lénine, il n'a plus qu'à s'excuser d'avoir dit qu'il y a deux cultures sous le capitalisme, l'une bourgeoise et l'autre prolétarienne, et que le mot d'ordre de la culture nationale sous le capitalisme est un mot d'ordre nationaliste. Que Staline croie pouvoir châtrer ce brave Lafargue, passe encore, mais Marx, Engels, et Lénine, voilà une entreprise difficile! On peut évidemment répondre que la culture est une chose, la langue en est une autre. Mais laquelle des deux précède l'autre? Pour les idéalistes, qui croient à la pensée abstraite, c'est la culture qui précède la langue et la domine; mais pour les matérialistes, la parole précédant l'idée, la culture ne peut se former qu'à partir de la langue. Ce que disent Marx et Lénine, c'est ceci: la bourgeoisie n'admettra jamais que sa culture est une culture de classe. Elle affirme au contraire que c'est une culture nationale propre à un peuple donné, et elle se sert de la surestimation de la langue nationale comme d'un frein puissant pour entraver la formation d'une culture, ou mieux, d'une théorie de classe, prolétarienne et révolutionnaire.

Le plus fort, c'est que Staline, tel Filippo Argenti dans «l'Enfer» de Dante, en arrive à se mordre lui-même. Au XVme Congrès du parti russe, Staline avait dit qu'à l'époque du socialisme mondial toutes les langues nationales se fondraient en une seule. Cette formule apparaît vraiment la plus radicale qui soit, et il n'est pas facile de la concilier avec ce qui sera dit nettement plus tard sur la lutte entre deux langues et la victoire de l'une sur l'autre, absorbée sans laisser de traces. Staline essaie de s'en tirer en alléguant que l'on n'a pas compris qu'il s'agissait de deux époques historiques tout à fait distinctes: la lutte et le croisement des langues se situent en pleine période capitaliste, la langue internationale, elle, se formera en plein socialisme. Or, il est
«
absurde d'exiger que l'époque de la domination du socialisme ne soit pas en contradiction avec l'époque de la domination du capitalisme, que le socialisme et le capitalisme ne s'excluent pas l'un l'autre» (28).
Alors là, nous restons médusés! Le stalinisme ne soutient-il pas de toute la force de sa propagande que la domination du socialisme en Russie, non seulement n'exclut pas la domination du capitalisme en Occident, mais que l'un peut coexister pacifiquement avec l'autre?

On ne peut légitimement tirer de tout ce fatras qu'une seule conclusion: le pouvoir russe coexiste avec les nations capitalistes occidentales parce qu'il est lui aussi un pouvoir national, et sa langue nationale dont on défend si farouchement l'intégrité est aussi éloignée de la future langue internationale que sa culture est éloignée de la théorie révolutionnaire du prolétariat mondial.

Pourtant, Staline lui-même est obligé de reconnaître à certains moments que la formation nationale des langues reflète étroitement la formation des Etats et des marchés nationaux et qu'elle est un phénomène caractéristique de l'époque bourgeoise:
«
Par la suite, avec l'apparition du capitalisme, avec la liquidation du morcellement féodal et la formation d'un marché national, des nationalités se développèrent en nations et les langues des nationalités en langues nationales». Voilà qui est bien dit. Mais vient ensuite ceci, qui l'est moins: «L'histoire nous apprend qu'une langue nationale n'est pas une langue de classe, mais une langue commune à l'ensemble du peuple, commune aux membres de la nation et unique pour la nation» (29).
L'histoire dit cela à partir du moment où la Russie s'installe définitivement dans le capitalisme! En Italie, les seigneurs, les prêtres, les gens cultivés parlaient latin, et le peuple toscan. En Angleterre, les nobles parlaient français et le peuple anglais. En Russie la lutte révolutionnaire avait donné le résultat suivant: les aristocrates parlaient le français, les socialistes l'allemand, et les paysans, non pas le russe, mais une douzaine de langues et une centaine de dialectes. Si le mouvement s'était poursuivi sur la voie révolutionnaire de Lénine il aurait eu bientôt une langue à lui. Déjà nous baragouinions tous un «français international». Mais Joseph Staline ne le comprenait pas: il n'entendait que le géorgien et le russe. C'était l'homme de la nouvelle situation, une situation où une langue en engloutit dix autres et emploie pour cela l'arme de la tradition littéraire, une situation de véritable et impitoyable nationalisme, qui a fait jouer dans ce domaine comme dans les autres la loi de la concentration, en déclarant cette langue patrimoine intangible.

Il peut paraître étrange - mais pas tant que cela si l'on pense que le stalinisme veut continuer à exploiter les sympathies et l'attachement du prolétariat des autres pays pour les traditions marxistes - que Staline reprenne ce passage décisif de Lénine:
«
La langue est le moyen le plus important de communication humaine; son unité et son développement sans entraves est l'une des conditions primordiales pour un commerce réellement libre et étendu, adapté au capitalisme moderne, ainsi que pour un libre et vaste regroupement de la population en classes» (30).
Il en ressort clairement que la revendication d'une langue nationale n'est pas intemporelle mais historique. Elle est liée - utilement - à l'apparition du capitalisme développé.

Mais il est clair aussi que tout change et s'inverse quand s'effondrent le capitalisme, le mercantilisme et la division de la société en classes. Avec ces institutions sociales périront aussi les langues nationales. Pour la révolution qui tend à les détruire, la revendication de la langue nationale appartient au camp ennemi dès que le plein capitalisme s'est imposé.

Dépendance personnelle et dépendance économique
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14. C'est une déviation théorique radicale que de limiter le champ du matérialisme historique aux époques où existent des rapports directement mercantiles et monétaires entre ceux qui détiennent des produits et des instruments de production (terre comprise). La théorie matérialiste s'applique aussi aux époques précédentes, où il n'y avait pas encore de propriété individuelle mais où s'établissaient les bases des premières hiérarchies dans le rapport sexuel et familial. C'est une erreur d'abandonner à des facteurs non déterministes l'explication de ce qui touche à la reproduction et à la famille, et cette erreur est du même type que celle qui, à l'autre extrême, exclut le fait linguistique de la dynamique des classes. Dans ces deux cas en effet, on soustrait aux lois du matérialisme dialectique des secteurs décisifs de la vie sociale.

Un texte récent vise à mettre en défaut l'interprétation marxiste de l'histoire en prétendant (comme le croient malheureusement certains partisans imprudents et naïfs du mouvement communiste) que celle-ci se borne à déduire les développements de l'histoire politique du heurt des classes qui participent à des titres divers à la richesse économique et à sa répartition. L'auteur y donne comme preuve la Rome antique, qui avait déjà une organisation complète de type étatique alors que le jeu social n'était pas fondé sur les rapports entre les classes (riches patriciens propriétaires fonciers, pauvres et plébéiens paysans ou artisans, et esclaves), mais sur l'autorité du père de famille.

L'auteur de ce texte (De Visscher, «Propriété et pouvoir familial dans la Rome antique», Bruxelles, 1952) distingue deux phases dans l'histoire des institutions juridiques romaines: une phase plus récente, marquée par l'instauration du droit civil, que la bourgeoisie moderne a fait sien, avec liberté de mutation des objets et de toute propriété mobilière ou immobilière, et une phase plus ancienne, où l'ordre et la loi étaient différents puisque dans la plupart des cas la cession et la vente étaient interdites, ou soumises à des règles strictes basées sur l'organisation familiale de type patriarcal. On pourrait parler de phase «capitaliste» et de phase «féodale» sous réserve d'ajouter que sous ce féodalisme et ce capitalisme du monde antique existait une classe sociale qui a disparu au Moyen Age et à l'époque moderne, celle des esclaves. Exclus du champ d'application de la loi, ceux-ci étaient considérés comme des objets et non comme des personnes et des sujets de droit. Limité à la sphère des hommes libres, des citoyens, un ordre basé sur la famille et sur la dépendance personnelle au sein de celle-ci précède un ordre social basé sur la libre cession des biens entre vendeur et acheteur consentants.

L'auteur croit avoir ainsi réfuté la «priorité» que le matérialisme historique a longtemps attribuée aux notions du droit patrimonial dans le développement des institutions. Il aurait raison si la base à laquelle se réfère le matérialisme historique était le simple phénomène économique de la propriété du patrimoine au sens moderne du terme. Mais en réalité cette base englobe toute la vie de l'espèce et du groupe ainsi que toute réglementation de leurs rapports découlant des difficultés du milieu, et surtout celle de la reproduction et de l'organisation familiale.

Comme on le sait - nous y reviendrons dans la deuxième partie - ni la propriété privée ni les institutions du pouvoir de classe n'apparaissent encore dans les anciennes communautés ou phratries. Mais on y trouve déjà le travail et la production, et c'est cela qui constitue la base matérielle à laquelle se réfère le marxisme, et qui dépasse largement l'étroite acception juridique et économique du terme. C'est à cette base qu'est reliée, comme nous l'avons montré, la «production des producteurs», c'est-à-dire la reproduction des membres de la tribu qui se perpétue avec une pureté raciale absolue.

Dans cette gens à l'état pur, il n'y a d'autre dépendance et d'autre autorité que celle du membre adulte, sain et vigoureux sur les jeunes qu'il faut élever et préparer à une vie sociale simple et sereine. La première autorité qui apparaît quand la promiscuité des sexes entre le groupe des hommes et le groupe des femmes commence à être limitée, est le matriarcat, où la mater est le chef de la communauté; mais il n'y a pas encore partage de la terre ou de quoi que ce soit d'autre. Ce partage se fera sur la base du patriarcat, d'abord polygame, puis monogame: le chef de famille mâle est un véritable chef administratif, politique et militaire, qui discipline l'activité des fils et aussi celle des prisonniers réduits en esclavage. Nous sommes alors au seuil de la formation d'un Etat de classe.

Il est maintenant possible de comprendre dans ses grandes lignes l'ancienne organisation romaine du mancipium, probablement vieille d'un millénaire, dont l'empereur Justinien effaça définitivement les dernières traces. Du pater familias dépendent hommes et choses: la femme ou les femmes, les fils qui sont libres, les esclaves et leurs enfants, tout le cheptel, la terre et tous les outils, produits et denrées. Au début, tous ces biens ne sont aliénables qu'au moyen d'une procédure rare et difficile que l'on appelle émancipation, et inversement, on ne peut les acquérir que grâce à la mancipatio; d'où la fameuse distinction entre res mancipii, les choses inaliénables, et res nec mancipii, les choses dont on peut disposer pour les commercialiser, et qui font partie d'un patrimonium normal susceptible de s'accroître ou de diminuer.

Au second stade, quand rien n'est plus res mancipii et que tout est libre article de commerce (entre non-esclaves), c'est la valeur économique qui prévaut, et tout le monde reconnaît que les luttes pour le pouvoir politique reposent sur les intérêts des différentes classes sociales suivant le partage de la terre et de la richesse. Mais au premier stade l'élément déterminant n'est ni la valeur économique ni le droit de propriété découlant du libre achat, mais l'imperium personnel du chef de famille, auquel les règles en vigueur reconnaissaient trois facultés: le mancipium, la manus (puissance légale) et la patria potestas (autorité paternelle) qui en faisaient le pivot de la société de l'époque.

Dire qu'on ne peut appliquer le déterminisme économique au premier stade, c'est évidemment commettre une erreur banale. La base de cette erreur réside dans la tautologie selon laquelle dans l'organisation mercantile tout se passe entre «égaux», et que les dépendances personnelles ont disparu pour cédér la place à l'échange entre équivalents selon la fameuse loi de la valeur. Or le marxisme démontre précisément que l'échange commercial illimité des produits et des instruments instauré par Justinien aboutit à une dépendance nouvelle et pesante pour les membres des classes laborieuses et exploitées.

Il est donc très facile de réfuter l'argument fallacieux selon lequel chaque fois que le rapport social est fondé sur l'ordre familial, il faudrait l'expliquer non par l'économie productive mais par le jeu de facteurs «affectifs», ce qui permet un retour en force de l'idéalisme. Même le système de rapports basés sur la génération et la famille est apparu pour répondre au mieux aux besoins de la vie du groupe dans son milieu physique et aux nécessités de la production, et ce rapport causal est aussi conforme aux lois du matérialisme que le sera, beaucoup plus tard, la phase des échanges utilitaires entre détenteurs individuels de produits.

Il est certain qu'un marxiste serait victime de la réaction idéaliste s'il était incapable de voir cela et s'il admettait un seul instant qu'à côté des facteurs d'intérêt économique concrétisés par la possession d'un patrimoine privé et par l'échange de biens privés (y compris la force de travail humaine), des facteurs comme la sexualité, l'affection familiale, l'amour, puissent exister de manière séparée en tant qu'éléments ne relevant pas de la même dynamique matérialiste; sans parler de la position triviale selon laquelle à certains moments ces facteurs l'emportent et bouleversent les données de la base économique sous la poussée de forces supérieures.

C'est au contraire sur une seule pierre angulaire, celle de l'effort pour la vie immédiate de l'espèce, qui intègre de façon inséparable alimentation et reproduction et qui, si besoin est, subordonne la conservation de l'individu à celle de l'espèce, que le matérialisme historique fonde sa construction immense et difficile qui englobe toutes les manifestations de l'activité humaine, jusqu'aux plus complexes et aux plus grandioses.

• • •

Nous conclurons cette première partie en citant encore une fois Engels pour affirmer notre fidélité doctrinale et notre aversion pour les nouveautés. C'est toujours l'évolution des instruments de production qui est à la base du passage de l'imperium patriarcal à la propriété privée libre. Au stade supérieur de la barbarie apparaissent déjà la division sociale du travail entre artisans et agriculteurs, la différence entre ville et campagne... La guerre et l'esclavage sont déjà nés depuis longtemps:
«
La différence entre riches et pauvres s'établit à côté de la différence entre hommes libres et esclaves: nouvelle scission de la société en classes qui accompagne la nouvelle division du travail. Les différences de propriété entre les chefs de famille individuels font éclater l'ancienne communauté domestique communiste partout où elle s'était maintenue jusqu'alors et, avec elle, la culture en commun de la terre pour le compte de cette communauté. Les terres arables sont assignées aux familles conjugales afin qu'elles les exploitent d'abord pour une période limitée, plus tard une fois pour toutes; le passage à la complète propriété privée s'accomplit peu à peu parallèlement au passage du mariage apparié à la monogamie. La famille conjugale commence à devenir l'unité économique de la société.» (31)

Encore une fois la dialectique nous apprend que la famille conjugale - cette prétendue valeur sociale fondamentale célébrée par les bourgeois croyants ou rationalistes, qui fragmente en petites unités les sociétés à propriété privée - n'est elle aussi qu'une institution transitoire. N'ayant pour base que la détermination matérielle (et non la sexualité ou l'amour), elle sera détruite par la victoire du communisme: déjà, la théorie matérialiste a analysé l'ensemble de son développement et l'a condamnée.

Introduction | Première partie | Deuxième partie | Troisième partie | Troisième partie (suite)

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. Ludwig Von Bertalanffy, «General System Theory» in «Life, Language, Law», Yellow Springs, 1957 (traduction française Paris, Dunod, 1973). Le vitalisme est la théorie qui, contrairement au mécanisme, considère les phénomènes de la vie comme irréductibles à des phénomènes physico-chimiques. [back]
  2. Fr. Engels, «L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat», Paris, Editions Sociales, 1954, pp. 15-16 (Préface de la première édition). Remarquons au passage qu'une note de cette édition accuse Engels d' «inexactitude» parce qu'il mettrait sur le même plan «la propagation de l'espèce et la production des moyens d'existence». Voilà qui ne fait qu'attester l'incompréhension des éditeurs de ce texte vis-à-vis de ce point central! [back]
  3. Pour l'étude de Morgan, parue en 1877, voir la traduction française: Lewis H. Morgan, «La société archaïque», traduction par H. Jaouiche, Paris, Editions Anthropos, 1971. [back]
  4. Il s'agit de deux articles sur la fonction de l'individu, «Il battilocchio nella storia» («Le «m'as-tu vu» dans l'histoire»), paru dans «Il programma comunista» n°7, 3 avril 1953 (traduction française in «Programme communiste» n° 56, juillet-septembre 1972), et «Superuomo ammosciati!» («Dégonfle-toi, surhomme!»), paru dans «Il programma comunista» n° 8, 17 avril 1953. [back]
  5. H. Wallon, «L'organique et le social chez l'homme», Scientia, Milan, 1953, volume 88, pp. 108-114. [back]
  6. C'est la série des «Thèses sur Feuerbach» de Marx, 1845, insérées par Engels dans son «Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande», Paris, Editions Sociales, 1966. Pour être exact, Marx parle non de conditions mais de rapports sociaux (Verhältnisse). Cela ne change rien aux conclusions. [back]
  7. Lettre d'Engels à W. Borgius du 25 janvier 1894 (connue aussi comme lettre à Heinz Starkenburg); traduction française in Marx-Engels, «Etudes philosophiques», Editions Sociales, 1961, p. 162. Voir aussi plus loin la note 16. [back]
  8. Etienne Patte, «L'arbre généalogique de l'humanité», Scientia, op. cit., pp. 78-82. [back]
  9. K. Marx-F. Engels, «L'idéologie allemande», Paris, Editions Sociales, 1968, p. 45. [back]
  10. F. Engels, «Dialectique de la nature», Editions Sociales, 1952, p. 175. La Reproduction de l'espèce. [back]
  11. Cette citation et les suivantes sont extraites de la «Préface à la Critique de l'économie politique», Editions Sociales, 1968, pp. 4-5 (retraduit en partie sur l'original allemand). [back]
  12. F. Engels, Ludwig Feuerbach..., op. cit. On trouve un développement plus complet de cette idée dans la lettre à W. Borgius déjà citée:
    «
    Nous considérons les conditions économiques comme ce qui conditionne, en dernière instance, le développement historique. Or, la race elle-même est un facteur économique. Mais il y a deux points ici qu'il ne faut pas négliger: [...] le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Mais ils réagissent tous également les uns sur les autres, ainsi que sur la base économique. Ce n'est donc pas que la situation économique soit la cause, seule active, et tout le reste effet passif seulement. Il y a au contraire action réciproque sur la base de la nécessité économique qui l'emporte toujours en dernière instance...» (traduction corrigée sur l'original allemand).
    L'influence de l'Etat sur l'économie est traitée plus en détail dans la lettre d'Engels à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890, publiée dans «Etudes philosophiques», op. cit.
    [back]
  13. La partie sur «Staline et la linguistique», question déjà abordée dans l'article «Eglise et Foi, Individu et Raison, Classe et Théorie», «Battaglia comunista», n° 17, 1950) était précédée, dans la publication d'origine, de la note suivante:
    «
    La digression n'est pas étrangère au sujet traité dans ce rapport puisque nous nous attaquons à la doctrine linguistique bâtie par Staline, qui est entièrement fondée sur des distinctions inadéquates entre base et superstructure[back]
  14. J. Staline, traduction française sous le titre «A propos du marxisme en linguistique», Paris, Editions de la «Nouvelle Critique», 1951. [back]
  15. Nicolai Jakolevitch Marr, linguiste russe, a notamment publié des études sur Marx, Engels, Lénine et le langage, sur l'origine du langage, sur les langues japhêtiques. Ses oeuvres ne sont pas accessibles en français. [back]
  16. Staline, op. cit. [back]
  17. Engels, «L'origine de la famille...», op. cit., p. 31. [back]
  18. Staline, op. cit. [back]
  19. La phrase de Marx, citée par Staline (op. cit., p. 44), se trouve dans «L'idéologie allemande», Paris, Editions Sociales, 1968, pp. 489-490. Le passage est le suivant:
    «
    La réalité immédiate de la pensée est le langage. De même que les philosophes ont fait de la pensée une réalité autonome, ils ne pouvaient faire autrement que d'attribuer au langage une réalité autonome [... I Ni les idées ni le langage ne forment en soi un domaine à part, ils ne sont que les expressions de la vie réelle». [back]
  20. «L'opération de la pensée se produit aussi sans s'exprimer» (Marr, cité par Staline, op. cit., p. 44). [back]
  21. Paul Lafargue, «La langue française avant et après la révolution», L'Ere nouvelle, janvier-février 1894; réédité dans le recueil Critiques littéraires (édité par J. Freville), Paris, 1936. [back]
  22. L'«article de Marx» (l'expression est de Staline, op. cil., p. 44) est en réalité le troisième chapitre de «L'idéologie allemande» (publié pour la première fois à Moscou en 1932). Le passage est le suivant:
    «
    Il est d'autant plus facile au bourgeois de prouver, en utilisant la langue qui lui est propre, l'identité des relations mercantiles et individuelles ou encore des relations humaines en général, que cette langue est elle-même un produit de la bourgeoisie et que, par conséquent, dans le langage comme dans la réalité, on a fait des rapports du commerçant la base de tous les autres rapports humains.» («L'idéologie allemande», op. cit.).
    On trouve plus loin la phrase citée dans la suite, où Marx reproche à Stirner («Sancho») de définir la langue comme produit de l'espèce (ou du «genre»):
    «
    Or, que Sancho parle allemand et non français, ce n'est pas le genre qui en est responsable, mais bien les circonstances. Le langage a d'ailleurs perdu le caractère de phénomène naturel dans toutes les langues modernes hautement développées; ou bien c'est le résultat de l'histoire de l'évolution du langage à partir des matériaux de base comme pour les langues romanes et germaniques, ou du croisement et du mélange des nationalités comme pour l'anglais, ou encore celui de la concentration des dialectes en une langue nationale unique, sur la base de la concentration économique et politique» (op. cit., pp. 468.469 - corrigé sur l'original allemand). [back]
  23. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions Sociales, 1975, p. 171. [back]
  24. Staline, op. cit., p. 63; cf. pp. 62-63:
    «Lorsque le croisement des langues s'effectue au cours d'une lutte pour la domination de l'une des langues, qu'il n'existe pas encore les conditions nécessaires à la collaboration pacifique et amicale des nations et des langues (...) dans ces conditions, il ne peut y avoir que des langues victorieuses et des langues vaincues (...).
    Lorsque l'impérialisme mondial n'existera plus, que les classes exploiteuses seront renversées, l'oppression nationale et coloniale liquidée, l'isolement national et la méfiance mutuelle des nations remplacées par la confiance mutuelle et le rapprochement des nations, l'égalité en droit des nations traduite dans la vie, lorsque la politique d'oppression et d'assimilation des langues sera liquidée, lorsque sera organisée la collaboration des nations et que les langues nationales auront la possibilité dans leur collaboration de s'enrichir mutuellement en toute liberté»... «des centaines de langues nationales» se détacheront alors «les langues zonales uniques les plus enrichies; ensuite, les langues zonales fusionneront en une seule langue internationale commune», qui sera «une langue nouvelle».
    Pour l'allusion à Lénine et aux deux cultures nationales, voir «Notes critiques sur la question nationale» (1913), oeuvres, tome 20, pp. 1141.
    [back]
  25. Staline, op. cit., pp. 19-20. [back]
  26. Staline, op. cit., p. 27. C'est une citation de Lénine, «Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes», œuvres, tome 20, pp. 418-419. [back]
  27. Fr. Engels, «L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat», Paris, Editions Sociales, 1954, p. 150. [back]

Source: «Editions Prométhée», novembre 1979, ISBN 2-903210-01-2

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