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LA RUSSIE DANS LA GRANDE RÉVOLUTION ET DANS LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE


Content :

La Russie dans la grande révolution et dans la société contemporaine
A) Repli et déclin de la révolution bolchevique
1. La lutte interne dans le parti russe
2. Le grand conflit de 1926
3.Les cinquante ans de Trotski
4. La position de Staline
5. Les « vingt ans » de Lénine
6. Des révolutions qui règlent des tâches anciennes
7. Révolution américaine anti-esclavagiste
8. Parallèle dialectique
9. Pourquoi n’a-t-on pas recouru aux armes ?
10.Une fausse cible : la bureaucratie
11. Pourquoi n’a-t-on pas fait appel au prolétariat ?
B) L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident.
12. Le rythme de l’industrialisation
13. Dantesque vision d’avenir de l’enfer bourgeois
14. Lois de l’accumulation
15. En parcourant le tableau
16. Les crises sont pires que les guerres
17. Objections de la contre-thèse
C) Le système socialiste à la « FIAT »
18. Petit tableau pour l’Italie
19. Noble Turin
20. FIAT bat DYNAMO 15 à 11 !
21. La force de travail menacée
22. Plan quinquennal pour la grande FIAT
Marxisme et Autorité – La fonction du parti de classe et le pouvoir dans l’État révolutionnaire
23. Qui arbitrera les divergences ?
24. Liberté et nécessité
25. De la démocratie à l’ouvriérisme
26. Cours économique et rapport de classe
27. Misère des risques croissants
28. Comment définir la classe ?
29. Vie intérieure ou parti de classe
30. Les mesquines communautés périphériques
31. Défilé de cordiaux ennemis mortels
Notes
Source


La Russie dans la grande révolution et dans la société contemporaine

A) Repli et déclin de la révolution bolchevique

1. La lutte interne dans le parti russe

L’histoire n’entre pas dans l’homme par la tête ; ce n’est pas par cette voie qu’elle le conduit à agir. Et pourtant, le malheureux s’imagine que c’est lui qui la dirige à son gré. C’est pourquoi nous ne pouvons pas, quand nous goûtons et digérons les leçons de l’histoire, résister à la demangeaison de changer en pensée ce qui pourtant devait inexorablement se produire : personne n’y échappe. Et ce n’est qu’après des ruminations répétées que l’on réussit à tirer cette conclusion que ce qui est arrivé devait arriver.

Les événements écrasants du drame social ne sont pas comme ces productions de Pirandello et comme certains films qui ont un double dénouement pour permettre aux snobs et aux snobinettes, souvent d’âge mur, du public, de choisir celui qui fait le mieux vibrer leur hystérie.

Cela n’a donc pas grand sens de se demander comment « il aurait fallu faire » pour empêcher Staline et le stalinisme de gagner la partie ; le parti qui avait remporté la victoire d’Octobre et l’État qu’il avait fondé, de faire la triste fin que nous avons dite. Et pourtant, la chose est encore plus dure à supporter aujourd’hui que, ne pouvant plus prétendre que tout était allé pour le mieux dans la meilleure révolution possible, les apologistes de la solution qui a historiquement prévalu sont contraints d’avouer eux-mêmes que tout le chemin parcouru a été jalonné d’une kyrielle d’erreurs, d’infâmies, de calomnies et d’inutiles (!?) et hallucinants massacres.

Il est plus raisonnable de rechercher quelles causes ont, à ce grand tournant de l’histoire, poussé le mouvement sur une voie nouvelle. La principale nous apparaitra dans les défaites répétées par lesquelles le prolétariat des pays occidentaux a montré clairement qu’il n’était pas en mesure de gagner la bataille du pouvoir. Lorsqu’au sortir de la difficile période d’après guerre, la bourgeoisie européenne parvint à consolider son pouvoir, la situation était en effet défavorable aux partis communistes depuis plusieurs années déjà et ne faisait qu’empirer dans ce sens. La bourgeoisie avait accepté l’alternative : sa propre dictature ou la dictature ouvrière, et elle avait employé sans hésiter, dans certains pays les moyens de répression « fascistes » auxquels aucun pays, sans exception, n’aurait manqué de recourir en présence d’une menace de révolution communiste.

Cette stase de la révolution extérieure devait faire ressortir toutes les difficultés du problème russe, mais, pour les comprendre, il n’est pas nécessaire de modifier le moins du monde la claire perspective défendue par Lénine au cours des longues étapes que nous avons retracées. Cette difficulté, elle dérivait d’un fait essentiel : la révolution russe était à cheval sur deux forces : le prolétariat et la paysannerie. Or la première, déjà faible numériquement, avait subi une grave diminution quantitative du fait de la décomposition dans laquelle la guerre impérialiste et la guerre civile avaient laissé l’industrie. Quant à la seconde – la paysannerie – intacte quantitativement, elle devait perdre qualitativement son efficience révolutionnaire sitôt terminée la phase de transition dans laquelle on pouvait encore poursuivre la réalisation de postulats non-socialistes, des postulats propres à une révolution bourgeoise, radicale sans doute, mais bourgeoise tout de même. Dès lors, comme on l’avait toujours dit (nous avons rappelé quand et comment), l’allié paysan devenait inévitablement un ennemi. Ce n’est donc pas la paysannerie russe qui pouvait remplacer l’allié naturel de la révolution bolchevique : le classe ouvrière de l’extérieur. Elle n’en était qu’un substitut inférieur, utile seulement le temps de reprendre haleine pour rendre ensuite la prééminence de masse aux prolétaires authentiques.

2. Le grand conflit de 1926

Pour soutenir les forces du prolétariat des cités, il fallait reconstituer l’industrie et la développer. Avant la mort de Lénine (que, pour notre part, nous ne rangeons pas parmi les « causes » de ce qui advint), tout le monde était d’accord là-dessus. Mais si l’on voulait avoir l’appui militaire et économique des paysans, on était contraint, en substance, à ne pas procéder dans la voie d’une prolétarisation des campagnes.

C’est pourquoi le parti s’était arrêté, pour reprendre haleine, au programme des socialistes révolutionnaires qu’il avait pourtant battus aussi bien en doctrine que sur le terrain de la lutte sociale. Lénine ne s’y était pas résigné de gaieté de cœur : car cela signifiait agir de façon à augmenter dans les campagnes le nombre des travailleurs ayant la disposition personnelle et familiale de la terre cultivée et du produit. Mais cette disposition une fois arrachée aux maîtres mi-féodaux, mi-bourgeois de la terre, c’est elle qui devait modifier le rapport des forces et libérer l’énorme potentiel révolutionnaire sans lequel on n’aurait pas gagné la guerre civile : aucune raison de remords, donc.

Il est vrai qu’on avait décrété en même temps la nationalisation de la terre, qui devenait théoriquement propriété de l’État ouvrier : mais noue avons montré que la mesure n’était que d’un faible remède ; ce n’est pas la propriété juridique, en effet, mais la dure réalité de la gestion économique et des rapports qui s’y déterminent qui se reflète dans l’activité politique et la lutte sociale des masses.

Lénine n’avait pas caché non plus, qu’une fois repoussées les incursions armées du capitalisme, il faudrait obtenir de l’industrie étrangère qu’elle fournisse des machines, des experts, des techniciens et même, sous diverses formes, du capital, afin d’accélérer la reconstruction, oxygène de vie pour la Révolution : toutes choses impossibles à obtenir sans offrir des contre-parties (concessions), qui ne pouvaient consister qu’en force de travail et en matières premières russes.

La partie saine et prolétarienne du parti russe (que nous appellerons la gauche pour des raisons de brièveté), fidèle aux traditions de classe, posa la question dans les discours de Zinoviev, Trotski et Kamenev que nous avons cités plusieurs fois et qui furent tenus à la session de décembre 1926 de l’Exécutif Elargi de l’Internationale Communiste.

Ces grands camarades (Kamenev fut lui aussi particulièrement décidé et explicite, et il affronta très courageusement les hurlements de rage de l’assemblée) prouvèrent, avec des citations décisives sur la question de la révolution internationale, que jusqu’à la victoire de la dictature ouvrière dans quelques pays capitalistes développés, au moins, la révolution russe ne pouvait qu’en rester dans une phase caractérisée par des tâches de simple transition au socialisme, et ceci, pour une durée plus ou moins longue. Cela ne signifiait pas seulement le rejet de la formule de Staline de « construction du socialisme dans un seul pays », et qui pis est, dans un pays tel que la Russie. En effet, étant donné le retard politique du prolétariat d’Europe, ce n’était pas seulement l’apparition d’une forme socialiste de production en Russie qui était exclue : c’étaient les rapports de classe eux-mêmes qui ne pouvaient être ceux d’une dictature prolétarienne pure, c’est-à-dire dirigée contre toutes les classes bourgeoises et semi-bourgeoises survivantes. L’État ouvrier et communiste avait donc pour tâche d’édifier un capitalisme d’État industriel – chose indispensable même seulement pour défendre militairement le territoire et d’appliquer dans les campagnes une politique sociale propre à assurer aux villes les denrées de première nécessité et susceptible, grâce à la lutte contre le péril d’une accumulation capitaliste rurale privée, d’évoluer vers une industrie agraire d’État qui étaient encore dans l’enfance en 1926.

3. Les cinquante ans de Trotski

Le discours tronqué de Trotski montra avec une magnifique clarté (ce n’est pas la première fois que nous insistons sur la hauteur de sa vision révolutionnaire) comment l’évolution de l’économie capitaliste primitive de la Russie vers des formes plus modernes aurait renforcé de façon terrible les influences économiques et politiques du capitalisme mondial, faisant peser sur la Russie rouge une menace toujours susceptible d’attenter à son existence même, tant que le prolétariat mondial n’aurait pas battu celui-ci sur quelques fronts.

Insistons-y encore : lorsque, dans leurs discours, Boukharine et Staline affirmaient possible l’avènement du socialisme intégral dans une Russie encerclée par le monde bourgeois, ils n’excluaient nullement l’hypothèse d’une guerre à mort entre la Russie socialiste et l’Occident bourgeois, et ils la considéraient même comme certaine, suivant en cela la doctrine de Lénine. La ligne à suivre dans un tel cas restait chez eux : guerre de classe et guerres d’États, et elle aboutissait à la révolution mondiale. Staline s’y référait encore – comme nous l’avons montré – à la veille de la seconde guerre impérialiste en 1939, ainsi que dans son testament de 1953, que le XXe Congrès a jeté aux orties avec tout le reste.

Trotski et ses compagnons (Kamenev, en particulier) montrèrent sans hésiter que se vanter de construire le socialisme en Russie signifiait rien moins que retourner au pire opportunisme. Ils prévoyaient ce qui arriva, c’est-à-dire que ceux qui levaient le drapeau du socialisme dans un seul pays (Staline et les anti-staliniens d’aujourd’hui) finiraient dans les bras du capitalisme et de l’impérialisme. Placés devant la question insidieuse de ce qu’« ils auraient fait » dans le cas d’une longue stabilisation du capitalisme, ils répondirent que dans une pareille situation le parti pouvait fort bien résister virilement sur la ligne de la révolution communiste pendant des dizaines d’années, tout en reconnaissant sans hypocrisie qu’il dirigeait, au moyen de son état politique, une économie encore capitaliste et mercantile.

Trotski parlait à ce sujet de cinquante ans, ce qui nous aurait conduits en 1976, date approximative de la prochaine grande crise générale du système capitaliste que nous prévoyons. Nous avions accepté cette prévision, mais un camarade crut se souvenir que Lénine n’avait parlé que d’une vingtaine d’années, ce qui nous a obligé à donner les citations relatives à ce point. Mais le fait que le révolutionnaire voie la révolution plus proche qu’elle ne l’est n’a rien de grave ; notre école l’a attendue bien des fois en vain : en 1848, en 1870, en 1919, et même, dans certaines visions déformées, en 1945. Ce qui est grave, c’est quand on fixe un terme limite à l’histoire pour confirmer les prévisions de la doctrine : l’opportunisme n’a jamais eu d’autre origine et n’a jamais conduit sur une autre base ses campagnes de sophistication, dont celle du socialisme en Russie a été la plus pernicieuse.

À la XVe Conférence du Parti Communiste bolchevique, Trotski avait défendu la thèse de l’opposition. À la Session de l’Exécutif Elargi, Staline répondit à son discours d’alors, mais comme Trotski lui répliquait sur ce point, la parole lui fut impitoyablement retirée. Nous sommes donc contraints de retrouver sa thèse dans les paroles de son adversaire.

4. La position de Staline

Dans ce débat, comme nous le savons, Staline avait cherché à atténuer sa thèse économique en disant que la formule de construction du socialisme signifiait victoire sur la bourgeoisie et édification ultérieure des bases économiques du socialisme : le fait démontre que cette thèse était dès le départ purement démagogique. Ses adversaires prouvèrent abondamment que, ne pouvant nier que sa formule était introuvable chez Lénine – et même chez Staline ou chez quiconque avant 1924 – le Staline de 1926 parlait en… « molotovien » masqué, dirions-nous aujourd’hui.

Comme de coutume, Staline se mit alors à diffamer son contradicteur par des arguments aussi banaux que d’un effet facile sur le public : les opposants, selon lui, non seulement ne croyaient pas au socialisme en Russie, mais même pas à la révolution pourtant proche dans les pays capitalistes ; ils admettaient que le développement économique en Russie serait capitaliste ? C’est donc qu’ils sympathisaient avec le capitalisme extérieur !

Un Trotski ne pouvait pas lui répondre comme un bouffon.

En grand dialecticien qu’il était, il rétorqua qu’il aurait volontiers cru à une révolution européenne même proche, et lutté pour elle, mais que si celle-ci ne se produisait pas – ou ne remportait pas la victoire – la Russie bolchevique pouvait résister même pendant cinquante ans sans falsifier les traditions, la doctrine et le programme révolutionnaires.

Parmi ceux qui stigmatisaient fièrement le « pessimisme » de Trotski à l’égard de la révolution, on trouvait alors, avec d’autres pharisiens, l’Italien Ercoli, qui, pour son compte, se portait garant de la proximité de la révolution. Il y a de quoi rire, puisque Ercoli n’est autre que Togliatti qui, l’année dernière déjà, mais plus platement encore aujourd’hui qu’il a craché sur Staline lui-même, dresse des plans historiques constitutionnels et légalitaires au sein de la république actuelle et en collaboration avec la démocratie chrétienne ! Or l’échéance de ces plans, comptée à partir d’aujourd’hui, est bien plus lointaine encore que les cinquante ans de Trotski ! Que disons-nous là ? Ils assurent, en accord parfait avec la bande de Moscou, une existence illimitée au monde bourgeois, dans la coexistence pacifique et émulative !

Citons les paroles de Trotski telles que Staline les rapporte.

« La sixième question concerne le problème des perspectives de la révolution prolétarienne. Dans son discours à la XVe Conférence, le camarade Trotski a dit : Lénine estimait qu’étant donné l’état arriéré de notre pays paysan, nous ne parviendrions pas à construire le socialisme en vingt ans, ni même en trente. Admettons donc un minimum de trente à cinquante ans.
Je dois dire, camarades, que cette perspective inventée par Trotski n’a rien de commun avec celle de Lénine sur la révolution en Union Soviétique. D’ailleurs, quelques minutes plus tard, Trotski s’est mis lui-même à combattre sa propre perspective. C’est son affaire ».

Naturellement, Trotski ne s’était nullement contredit : il avait seulement exprimé l’espoir que la révolution extérieure éclatât rapidement, ajoutant que son retard ne devait pas empêcher le parti de maintenir intégralement ses positions. Il détruisait ainsi la stupide alternative posée par Staline : ou réaliser immédiatement le programme socialiste maximum, ou abandonner le pouvoir et rentrer dans l’opposition en vue d’une nouvelle révolution. Contre cette façon insidieuse de poser le problème, il se servit de l’autorité de Lénine qui, tout en déclarant sans se lasser que seule la révolution ouvrière en Europe (et même seulement en Allemagne) aurait permis une transformation rapide de la société russe, avait formulé clairement l’hypothèse d’un isolement de la Russie et prévu que dans ce cas, il aurait fallu des dizaines d’années, non pas pour construire le socialisme, mais pour quelque chose de beaucoup plus modeste et préliminaire.

5. Les « vingt ans » de Lénine

Voici les paroles de Lénine, telles qu’on les trouve dans le discours du 2 décembre 1926 de Staline. Il n’est pas nécessaire d’aller les relire dans le texte original, tant elles sont éloquentes dans la citation et propres à dissiper les doutes et les hésitations de quiconque (on les trouvera toutefois à la page 374 du volume IV des « Œuvres complètes » en russe).[1]

« Il suffit de dix, de vingt ans de bons rapports avec les paysans, et la victoire est assurée dans le monde entier [nous nous permettons de lire : face ou contre le monde entier] (même si les révolutions prolétariennes qui se préparent devaient encore tarder) ; autrement, nous en aurons pour vingt ou quarante ans de tourments sous la terreur blanche ».

Il ne nous est jamais venu à l’esprit de jeter les textes de Staline à la corbeille comme l’ont fait les voyous du XXe Congrès, mais quand Staline tire de cette citation la conclusion risible que ces vingt ans représentent le laps de temps nécessaire pour réaliser le socialisme intégral – oh, que nenni ! – nous l’envoyons se cacher !

Lénine dit ceci : il est nécessaire d’avoir de bons rapports avec les paysans, et pendant longtemps. Mais cela ne change évidemment rien au fait que lorsqu’il y a des paysans, des rapports avec les paysans, et, pis encore, de bons rapports, ni le socialisme, ni même une base complète pour le socialisme n’existent encore. Pourtant, la seule voie pour s’assurer l’appui militaire des paysans contre les tentatives d’encerclement et d’agression du monde capitaliste, tant que celui-ci n’aura pas été bouleversé par la révolution occidentale, est de les respecter dans leurs intérêts bourgeois.

On ne peut faire autrement ; si l’on refusait par scrupule doctrinal ou sentimental de s’allier à une paysannerie promise dans l’avenir à un rôle contre-révolutionnaire (cela Lénine le répète dans cent passages que nous avons cités), nos forces armées seraient battues par la réaction bourgeoise et tsariste, et il nous faudrait subir quarante ans de terreur blanche.

Après vingt ans, Lénine admet que l’intervention armée de l’ennemi extérieur et intérieur cesse d’être le danger Nr. 1. Alors, dit Staline, c’est la réalisation du socialisme. Mais non, pauvre idole brisée ! Alors, on passe à une autre phase que l’on ne peut pas non plus appeler socialiste, du moins si la révolution en Occident continue à tarder. On dénonce tout bon rapport avec les paysans. Ils participaient en alliés à la dictature ? Désormais, on les soumet à la dictature, et sur la base d’une puissante industrie urbaine d’État, on passe à une extension du capitalisme d’État aux campagnes, c’est-à-dire à un capitalisme d’État intégral. En d’autres termes, on exproprie jusqu’aux entreprises agricoles, transformant les paysans en authentiques prolétaires. C’est ce que la nouvelle de l’« Associated Press » croyait être l’intention du régime soviétique d’aujourd’hui ; en théorie, ce serait juste, puisque les quarante ans sont désormais passés ; mais, en même temps, étant devenu bourgeois, le pouvoir soviétique est tombé si bas qu’il n’est même plus capable de réaliser l’étatisation bourgeoise des campagnes !

Là comme toujours, la position de Lénine en impose par sa vigueur et son courage. Elle se rattache à l’ancienne perspective de dictature démocratique du prolétariat et des paysans, c’est-à-dire qu’elle affirme : si la révolution ne survient pas en Europe, nous ne verrons pas le socialisme en Russie. Nous n’abandonnerons pas pour autant le pouvoir, ni ne dirons (comme la formule effrontément ménchevique de 1903 et, tout autant, celle – purement polémique – de Staline en 1926) : « Bourgeoisie, gouverne donc ! nous, nous passerons gentiment dans l’opposition ! ». Non, dit Lénine, nous suivrons au contraire notre voie : quelques dizaines d’années d’alliance avec les paysans (que nous dénoncerons en quatrième vitesse si entre temps l’allié prolétarien de l’extérieur entre en scène) ; lutte, sous la direction du prolétariat, pour briser les révoltes dirigées contre le nouvel État et les attaques extérieures, en vue de jeter les bases industrielles du futur socialisme. Après cette première phase de transition, mais sans nouvelles révolutions politiques, phase de capitalisme d’État total, à la fois urbain et rural. Et c’est seulement aux côtés des travailleurs victorieux de l’Europe entière qu’un jour on pourra passer de ce dernier stade (dont nous devons la définition à Lénine) à l’économie non-mercantile, au socialisme ; du rébus des « échanges » entre industrie et agriculture à une collaboration entre deux branches industrielles dans le cadre d’un plan social général.

Nous attendrons cinquante ans, s’il le faut, concluait brillamment Trotski parce que, même en un demi-siècle, on ne nous verra jamais abdiquer le pouvoir conquis par une génération de martyrs prolétariens – et paysans – si ce n’est vaincus les armes à la main ; ni, chose plus vile encore, baisser le drapeau de la dictature et du communisme.

C’est là ce qui arrive aujourd’hui qu’ayant déshonoré Staline lui-même, Moscou fait de honteuses offres de paix au capitalisme universel.

6. Des révolutions qui règlent des tâches anciennes

Cette question doit être distinguée de la suivante, bien naturelle, à laquelle nous avons répondu depuis de nombreuses années par des exemples de nature historique : étant donné que le pouvoir de classe aujourd’hui en Russie n’est plus un pouvoir prolétarien, ni même une alliance entre prolétariat et paysans pauvres, mais un pouvoir bourgeois et capitaliste (en dépit de la destruction physique des composants d’une classe bourgeoise), comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu à un moment une lutte ouverte pour la conquête et la possession du pouvoir, ce qui évidemment ne pouvait se réaliser que les armes à la main ? À cette dernière question nous avons répondu (outre le fait que la destruction de l’opposition au sein du parti au pouvoir fut sanglante et massive, même si elle ne rencontra pas une résistance collective à la répression) par la méthode historique ; nous avons cité des cas où des classes ont perdu le pouvoir sans que ce soit le résultat d’une lutte, comme par exemple le cas des Communes italiennes, premier exemple de la domination de la bourgeoisie en tant que classe, qui disparurent sans lutte générale, cédant le pouvoir aux Seigneuries de type féodal et à une noblesse terrienne venue des campagnes dans les villes. C’est par une voie bien différente que la classe bourgeoise, des siècles plus tard, devait revenir au pouvoir, cette fois par des insurrections et des guerres véritables.

Aujourd’hui nous voulons prouver non seulement que l’épisode historique examiné – la dégénérescence du pouvoir social – ne contredit pas notre théorie générale ; mais qu’il en est aussi de même pour l’autre hypothèse historique, posée théoriquement mais dont les circonstances connues n’ont pas permis la réalisation : le maintien d’un pouvoir de classe qui pour toute une longue phase est contraint par des déterminations historiques à mettre en œuvre, non ses formes sociales caractéristiques, mais d’autres plus anciennes relevant d’une période historique antérieure. Car admettre un cas exceptionnel pour un pays particulier – la Russie – ou une phase historique particulière – la destruction du système tsariste au début du siècle actuel – serait incompatible avec notre conception de la défense de la validité d’une doctrine de l’histoire née avec le marxisme matérialiste.

Nous affirmons que d’autres classes, autres que le prolétariat, et dans d’autres pays que la Russie, ont dû assumer des tâches analogues, qui leur étaient imposées par des causes économiques et sociales et par l’évolution des rapports de production. Nous nous sommes référés pour cela aux États-Unis d’Amérique et à la guerre civile de 1866.

7. Révolution américaine anti-esclavagiste

Nous avons eu à parler pour d’autres raisons de la révolution nationale américaine du XVIIIe siècle. Marx traçait un parallèle entre cette guerre d’indépendance qu’il appelait un signal à la révolution franco-européenne du tournant du siècle, et la guerre de sécession entre les États du Nord et du Sud, d’où il attendait un nouveau signal pour le mouvement social prolétarien d’Europe, qui ne se déclencha pas au moment des guerres nationales de ces années 1866–1871.

La guerre de libération des colons de la Nouvelle-Angleterre contre les anglais fut une guerre d’indépendance, mais ce ne fut pas à proprement parler une guerre-révolution nationale comme celles d’Europe, en Italie, Allemagne, etc. Il y manquait l’élément de race puisque les colons étaient de nationalité mixte et pratiquement identique à celle de l’État métropolitain ; mais surtout ce sont les facteurs économiques et commerciaux qui hissèrent cette guerre jusqu’au terrain de l’émancipation politique.

Une telle guerre peut encore moins être qualifiée de révolution bourgeoise, dans la mesure où en Amérique le capitalisme ne naissait pas de formes féodales ou dynastiques locales – il n’y avait pas d’aristocratie ni de véritable clergé – et d’autre part l’Angleterre contre laquelle se dressait l’insurrection était complètement bourgeoise depuis le XVI–XVIIe siècles, moment où le féodalisme avait été radicalement abattu.

La théorie de la lutte entre les classes, et la théorie de la série historique des modes de production parcourue de façon analogue par toutes les sociétés humaines, ne doivent jamais être comprises comme formellement et banalement symétriques ; on ne peut les appliquer sans un entraînement engelsien à la dialectique. Toujours à propos de l’indépendance nord-américaine, l’école marxiste a noté à plusieurs reprises comment la France encore féodale d’avant 1789 sympathisa activement avec les insurgés, contre l’Angleterre capitaliste ; ce que cette dernière devait par la suite faire payer avec les coalitions antirévolutionnaires, et finalement en remportant la victoire à Waterloo avec la Sainte Alliance féodale.

Dans l’exemple de la guerre civile de 1866, ce ne sont pas des facteurs de liberté nationale, ni même, au fond, un facteur racial, qui sont en jeu. Les États du Nord combattaient pour abolir l’esclavage répandu et défendu dans le Sud ; mais il ne s’agissait pas d’une révolte des noirs qui combattirent en règle générale dans les formations sudistes aux côtés de leurs maîtres. Ce n’était pas une révolution des esclaves pour abolir le mode esclavagiste de production auquel aurait succédé la forme aristocratique et le servage dans les campagnes, l’artisanat libre dans les villes. Rien de comparable au grand passage entre ces deux modes de production qui eut lieu à la chute de l’Empire romain, avec l’avènement du christianisme et les invasions barbares, tous ces facteurs qui conduisirent à l’abolition, sur le plan des normes juridiques, de la propriété sur la personne humaine.

En Amérique la bourgeoisie industrielle du Nord mena une guerre sociale et révolutionnaire non pas pour arracher le pouvoir à une aristocratie féodale qui n’y a jamais existé, mais pour procéder à un changement dans les rapports de production plutôt tardif par rapport à celui avec lequel naît historiquement la société bourgeoise : le remplacement de la production basée sur l’esclavage par la production basée sur le salariat ou les artisans et paysans libres. Les bourgeoisies européennes, elles, avaient seulement dû lutter pour éliminer le servage de la glèbe, forme beaucoup plus moderne, beaucoup moins arriérée de l’esclavage.

Ceci démontre qu’une classe n’est pas « prédestinée » à assumer une seule tâche de passage entre formes sociales. La bourgeoisie américaine n’avait pas la tâche d’abolir les privilèges féodaux et le servage, il lui fallait revenir en arrière et libérer la société de l’esclavagisme.

8. Parallèle dialectique

Cet exemple nous fournit une analogie avec la tâche de la classe prolétarienne russe, qui ne fut pas le passage de la forme capitaliste à la forme socialiste, mais la régurgitation historique antérieure du saut du despotisme féodal au capitalisme mercantile ; sans que cela entre le moins du monde en contradiction avec la doctrine de la lutte de classe entre salariés et capitalistes, et de la succession de la forme capitaliste à la forme socialiste sous l’action de la classe salariée moderne.

Les propriétaires terriens du Sud furent battus par la bourgeoisie industrielle lors de la révolution de 1866, bien qu’ils aient été, en tant que propriétaires d’esclaves, plus retardataires du point de vue historique que les nobles féodaux mais plus en avance qu’eux dans la mesure où existait déjà une trame sociale mercantile. La bourgeoisie industrielle n’hésita pas à assumer la tâche régurgitée par l’histoire et qui ailleurs fut accomplie par de toutes autres classes – par les chevaliers féodaux et germaniques ou par les apôtres de Judée – : libérer les esclaves.

On peut objecter que ce travail de nettoyage historique ne laissa pas d’autres tâches révolutionnaires au capitalisme du Nord. Mais si le Sud avait gagné la guerre civile, chose qui n’était pas impossible, d’une part cette tâche serait restée pour l’avenir et d’autre part l’expansion du capitalisme américain lancé à la première place dans le monde aurait été bien différente.

En Russie, la tâche de détruire l’ultime féodalisme n’était pas une petite affaire pour une classe ouvrière victorieuse au milieu de terribles épreuves, alors que la tâche que Staline faisait semblant d’attendre d’elle, le renversement du capitalisme de tous les pays, était sans aucun doute beaucoup trop lourde : c’était là en réalité et c’est toujours la tâche de la classe ouvrière des grands États industriels les plus avancés du monde.

9. Pourquoi n’a-t-on pas recouru aux armes ?

Trotski qui, avec quelques autres bolcheviks de valeur, disposa des forces armées jusqu’à la mort de Lénine et même après, eut à se poser cette question. Mais ni lui, ni aucun des autres représentants du courant qui se solidarisait avec lui ne recoururent à la force, ni alors ni plus tard, ni ne pensèrent même seulement à se servir des institutions étatiques pour déclencher l’épreuve de force ou à en organiser de nouvelles. La police officielle, et l’armée dont Trotski avait le contrôle total permirent au courant qui l’avait emporté dans le parti de battre ses adversaires et de procéder par la suite a une véritable extermination contre eux : ceux qui passèrent par les pelotons d’exécution sont en effet loin de se limiter aux victimes illustres des grands procès ; ils se comptent par dizaines de milliers, travailleurs et bolcheviks, jeunes et vieux.

Ce furent donc bien les armes qui décidèrent, mais cette fois elles étaient dirigées dans une seule direction. Staline dit – et il ne pouvait pas ne pas dire – que c’était une direction de classe. Mais aujourd’hui, en 1956, la preuve que les vaincus militaient pour le compte de la bourgeoisie étrangère claque dans les mains de ceux qui étaient alors solidaires avec lui. Cela confirme ce que Kamenev, puissant orateur, avait magistralement prouvé à l’époque : que c’est la droite opportuniste qui l’avait emporté ; que la lutte sanglante avait été gagnée, avec le stalinisme, par le parti « solo-russe », aujourd’hui plus que jamais rivé à son origine, c’est-à-dire au service du capitalisme international.

Staline jouait gros lorsque, avec le malheureux Boukharine, il soutenait que l’opposition manquait d’une ligne ferme et n’était qu’un bloc informe de saboteurs.

Boukharine paya son erreur non par des repentirs d’imbécile et de lâche, mais en passant à ce qui, en réalité, était non pas un bloc, mais le seul parti de la révolution. Sa fière tête tomba avec celles de tant d’autres victimes, et les inquisitions les plus féroces ne la lui firent pas courber d’un centimètre.

Il est pourtant exact que la ligne de l’opposition russe manqua de continuité. Au temps de Lénine, de Kollontaï, de la paix de Brest-Litowsk,[2] de la résistance à la NEP de Lénine[3] et enfin de l’obscure révolte de Kronstadt, il y avait dans les motifs d’opposition aux premiers actes de gouvernement du parti bolchevik, outre de naïves et généreuses illusions, des erreurs graves de type anarchisant, syndicaliste et labouriste et des répugnances à l’égard des principes fondamentaux : dictature, centralisme, rapports entre classe et parti.

Dans la première opposition de Trotski, celle de 1924,[4] les positions n’étaient pas complètes. Ce n’est qu’en 1926 en effet qu’elle dénonça, magnifiquement d’ailleurs, le péril de droite dans le parti et reconnut que la théorie selon laquelle il était possible d’édifier le socialisme en Russie en tournant le dos à la révolution internationale constituait un danger mortel pour le parti. Certes, sa réaction aux mesures prises par l’État contre les militants en désaccord avec la direction était saine : c’est un fait que dans la dictature révolutionnaire le parti est souverain par rapport à l’État ; mais sa condamnation des violences staliniennes a prêté à de regrettables confusions avec la banale revendication de démocratie.

10. Une fausse cible : la bureaucratie

C’est à la même époque que fut énoncée cette théorie erronée et dangereuse selon laquelle si le pouvoir avait été arraché à la bourgeoisie en Russie et était désormais pleinement prolétarien, il était en train de tomber dans les mains d’une nouvelle et troisième classe, la bureaucratie de l’État et même du Parti.

Nous avons déjà consacré beaucoup d’efforts à démontrer que la bureaucratie n’est pas une classe et ne peut pas plus devenir un sujet de pouvoir que le chef, le tyran, la clique, l’oligarchie ne le sont aux yeux du marxiste ! La bureaucratie est un instrument de pouvoir de toutes les classes historiques, et elle est la première à entrer en décomposition quand celles-ci sont décrépites, comme les pharisiens et les scribes de Judée, les prétoriens et les affranchis de Rome. Il était difficile sans un vaste appareil bureaucratique plein de faiblesses et de dangers d’administrer le passage du tsarisme à une économie mêlant capitalisme industriel et agriculture libre. Un parti centralisé et doté de solides traditions n’a pas à craindre la bureaucratie en elle-même, puisqu’il peut l’affronter avec les mesures de la Commune que Marx et Lénine ont exaltées : gouvernement à bon marché, rotation des charges et non plus carrière, salaire de niveau ouvrier. En Russie toutes les innombrables dégénérescences ont été l’effet, et non pas la cause, d’un renversement des rapports de force politiques.

Ce n’est pas le socialisme qui pourra craindre le poids de la bureaucratie ; c’est l’économie fondée sur des entreprises nationalisées, mais isolées du point de vue comptable, le capitalisme d’État plongé dans les eaux du mercantilisme.

Cet étatisme, ce dirigisme mercantile n’échappe pas à toutes les opérations anarchiques inutiles découlant de la comptabilité recettes-dépenses et des droits individuels des personnes physiques et juridiques. Dans l’ambiance mercantile, l’encombrant appareil publie ne se meut que sur l’initiatives particulières et privées : tout se fait sur des demandes qui vont de la périphérie au centre, qui entrent en concurrence, et qui exigent des comparaisons et des calculs laborieux, même pour être seulement repoussées. Dans la gestion socialiste, tout est réglé par le centre sans discussions ; le mécanisme est autant simplifié par rapport au précédent que le prélèvement de six cents rations par le fourrier d’une compagnie l’est par rapport a six cents achats différents en qualité et en quantité, avec tout le fatras des délibérations, enregistrement, encaissement, réclamations, acceptation ou refus et remplacement qui les accompagnent.

Mais si un tel système monétaire et capitaliste peut craindre la bureaucratie, c’est comme mal social, non comme une troisième force de classe. Un socialisme même du stade inférieur, c’est-à-dire dans lequel le rationnement des produits de consommation se substitue à la monnaie et au marché, met la bureaucratie à la ferraille, de même qu’il le fera, selon Engels, de l’État.

Pour revenir à l’opposition russe, elle ne sut pas identifier immédiatement son ennemi et c’est pourquoi elle succomba avant d’avoir pu mener une lutte adéquate. En 1926, elle ne pouvait plus que consigner à l’histoire ses armes doctrinales et tomber héroïquement. Mais cela suffit pour qu’à plusieurs années de distance, nous assistions à la mort de plusieurs de ses bourreaux et à la liquidation du condottiere Staline qui, pour s’être mal tiré de la dernière joute théorique de 1926, n’en avait pas moins triomphé sur les cadavres de ses adversaires, d’une façon que le monde a trouvée féroce, et avait cru sans appel.

11. Pourquoi n’a-t-on pas fait appel au prolétariat ?

On peut rapporter cette question naïve au prolétariat mondial comme au prolétariat russe. Le groupe de Trotski fut justement accusé d’en appeler à l’Internationale Communiste contre les décisions du parti ; il avait été averti par le parti qu’il ne devait pas le faire et il fut accusé d’avoir manqué à sa promesse. Nous avons rapporté ailleurs comment dès février 1926, la lutte dans le parti russe était devenue ouverte, et comment elle fut portée devant une commission, mais non pas devant le Plenum. C’était la dernière fois avant les arrestations en masses, que les délégués de la Gauche italienne étaient présents. On ne parlait pas encore du « bloc » avec Trotski, et nous fûmes les seuls à le prévoir, ou mieux à montrer que les positions de Trotski, Zinoviev et Kamenev étaient identiques, raillées en cela par ceux qui étaient initiés aux secrets des bolcheviks.

Les délégués italiens de la Gauche furent les seuls à soutenir contre Staline que le problème de l’orientation de la Russie était un problème international. Eh bien, ils furent mis au défi de soulever la question au Plenum, avec cet argument très « politique » qu’ils en avaient sans doute le droit, mais que la discussion (qui eut d’ailleurs lieu au mois de décembre suivant) aurait entraîné les plus sévères mesures disciplinaires contre les camarades russes appartenant à l’opposition. Bien que paralysés par cette responsabilité, les délégués de la Gauche italienne montèrent à la tribune, mais leur intervention au congrès provoqua seulement un tumulte et la clôture de la discussion, sous le prétexte que dans le parti russe majorité et opposition étaient unanimes à la réclamer !

C’est pendant ces mêmes mois que les opposants allemands (parmi lesquels, cependant, les tendances anarchisantes et syndicalistes ne manquaient pas) proposèrent aux Italiens de sortir de l’Internationale qu’ils dénonçaient comme non-révolutionnaire, pour fonder un nouveau mouvement (plus tard, les trotskistes devaient lancer la Quatrième Internationale).

La Gauche italienne qui avait dénoncé depuis des années le péril opportuniste dont, sur la base de sa ligne rigoureusement marxiste, elle prévoyait l’extension, bien qu’il ne fût pas alors aussi manifeste qu’aujourd’hui, ne se crut pas en condition d’accepter une semblable invitation, non plus que celle des trotskistes, un peu plus tard.

Quant à renvoyer le jugement sur le grave problème historique posé, non pas à la masse du parti, mais à celle du prolétariat russe, c’est une proposition qui peut sembler aller de soi, mais qui n’a aucun contenu fondé. À partir de 1926 en effet, et toujours plus nettement, les Congrès du parti et des soviets adressèrent des hymnes à Staline et à ses méthodes ; il ne s’agissait nullement de superstition à l’égard d’un individu, mais bien de l’orientation de forces historiques collectives à qui la conjoncture d’alors permettait de prévaloir.

Dès 1926 la victoire du stalinisme, forme moderne et aggravée de la trahison à la révolution et au communisme, était prévisible. Dès ce moment, en effet, il était clair pour l’opposition communiste internationale que le salut ne pouvait venir qu’au terme, encore lointain, du cycle de la dégénérescence de l’État et du parti russes. et des vestiges de l’Internationale. C’est dire que ce salut était impossible avant qu’on ait pu faire le bilan théorique (déjà esquissé alors), du reniement de tous les principes cardinaux de la révolution formulés par Marx et Lénine.

La honte de la deuxième guerre mondiale, où la Russie forniqua avec les deux impérialismes bourgeois, a été suivie d’une honte plus grande encore : la trêve et la paix qu’elle leur propose aujourd’hui, son identification ouverte avec eux, demain. Après de si longs et amers tourments, le fait ne saurait provoquer immédiatement la grande insurrection, mais il la rapprochera certainement.

B) L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident

Nous passerons outre aux exigences de l’équilibre entres les différentes parties d’un discours bien construit. Ce qui suit répète en effet sous une autre forme le contenu de la « Soirée » de la Troisième Journée du présent « Dialogue ». Nous nous contentons de rectifier quelques chiffres arithmétiquement non rigoureux et de les mettre en accord entre eux. La répétition, le bis in idem n’a pas d’importance ; c’est même un avantage. Dans notre réunion de mai 1956 à Turin, nous avons repris certains points de ce « Dialogue » sur la demande des lecteurs du périodique dans lequel il est paru, suivant de près dans son bruyant développement ce que des imbéciles ont appelé la crise du communisme, alors que c’est celle de l’anti-communisme.

Il ne s’agit pas ici d’une œuvre d’auteur, mais d’un travail impersonnel, que nous n’appellerons pas « collégial » pour ne pas nous servir, même tant soit peu, de la terminologie des pharisiens de notre époque. Nous pouvons donc violer sans hésitations les normes de la Rhétorique, qui fut une discipline scientifique en des temps plus dignes, mais qui n’est plus qu’une pratique malsaine, à laquelle la classe dominante en agonie s’adonne dans les temples, tel celui de Rome qui portait en épigraphe à son fronton ce titre expressif : « l’Égout ».

Que l’ombre de Cicéron nous pardonne, lui dont on fait traduire aux bacheliers ce passage solennel : « Hoc in omnibus item partibus orationes evenit, ut utilitatem et prope necessitatem suavitas quaedam et lepos consequatur ». Ce qui pourrait se traduire ainsi : « Celui-ci [c’est-à-dire le lien entre la valeur décorative d’une œuvre et son adaptation à des buts pratiques, a sa fonctionnalité dirait-on aujourd’hui, dont il avait été question plus haut] existe également pour les diverses parties d’un discours de sorte que de l’efficacité et du caractère presque nécessaire de sa construction résulte une certaine élégance agréable et savoureuse ».

Ici, nous sommes de robustes ouvriers qui battons sur des clous que nous n’avons pas nous-mêmes forgés. Nous pouvons donc violer les « modules » esthétiques qui règlent les rapports des différentes parties du discours, mais non pas renoncer à revenir sur le principal point : celui de la nature capitaliste de la société russe. Allons, camarades, enfonçons ce clou-là !

12. Le rythme de l’industrialisation

Le centre de la question réside dans l’affirmation suivante des Russes : ce qui démontre que le système soviétique est différent du système capitaliste et de plus lui est supérieur, c’est que, en Russie, la production industrielle augmente toujours d’année en année, et chaque fois d’un pourcentage plus grand par rapport au produit total de l’année précédente que dans aucun pays du monde et à aucune autre époque de l’histoire.

Nous avons démontré ce qui suit :
1) Il est faux que ces rythmes élevés soient propres à la Russie.
2) Il est faux qu’on n’y ait jamais assisté dans l’histoire avant aujourd’hui.
3) Même si la Russie connaissait le rythme maximum, et un rythme supérieur à celui de tout autre cas historique, il est faux que cela prouverait qu’elle n’est pas capitaliste.
Mais ceux à qui nous avons fait cette démonstration sont bien trop affairés pour répondre, et il n’y a d’ailleurs rien à répondre à cela.

Les faits et les chiffres une fois rétablis, la conclusion est certaine : la structure économique et sociale de la Russie est purement capitaliste.

Dans la partie finale de ce « Dialogue », nous nous sommes appuyés sur la froide statistique pour tirer cette ardente conclusion : c’est justement parce que le capitalisme anglais, le premier du monde, le capitalisme-modèle, a présenté les mêmes phénomènes que ceux qui se manifestent aujourd’hui en Russie et qui ont été exaltés avec la même conviction à l’époque où Staline était un demi-dieu et à celle où il n’est plus que la moitié d’un homme ; c’est justement à cause d’eux qu’en 1866 Karl Marx lança son impétueux assaut historique à l’ivresse satanique de la bourgeoisie et du chancelier de Sa Majesté le Capital, le sieur William Ewart Gladstone, précurseur des maîtres actuels du Kremlin.

De son vieil et principal ennemi, Marx écrit ce qui suit dans la note 185/a du Premier Volume du « Capital » :

« Menacés de se voir soumis à la législation sur les fabriques et de ‹ perdre la liberté › d’exploiter sans limites les femmes et les enfants, les capitalistes ont trouvé dans le ministre libéral anglais Gladstone un serviteur de bonne volonté ».

Vanter les merveilles d’une production industrielle en plein essor prouve historiquement non que l’on soit socialiste, mais que l’on sert avec dévouement le capitalisme ; le changement de lieux – Londres ou Moscou – et de dates – 1856 ou 1956 – ne change rien à l’affaire !

13. Dantesque vision d’avenir de l’enfer bourgeois

Le lecteur a pu consulter le tableau groupant les chiffres publiés dans « Programma Comunista », 1956, Nr. 13. Rappelons qu’ils sont de source exclusivement russe, et donnons un seul avertissement : en général, nous n’avons pas reproduit les indices annuels des tableaux dont nous sommes partis, mais seulement les augmentations relatives. Par exemple dans le tableau que l’on trouve au début du rapport Khrouchtchev, l’indice de la production industrielle russe est fixé à 100 pour 1929. Nous trouvons, pour 1946, 466 et 2049 pour 1955. Nous ne rapportons pas ces chiffres, nous contentant de donner l’augmentation de la production au cours de ces neuf ans, soit 340 % (en d’autres termes, en 1955, on a produit 4,4 fois le produit de 1946) et d’en déduire l’augmentation annuelle moyenne, qui est de 18 % (ce qui n’empêche pas, répétons-le pour la millième fois, que neuf fois dix-huit fasse 162 et non pas 340).

La méthode employée pour élaborer ce simple tableau n’a nul besoin d’être défendue par un brevet déposé au nom d’un imbécile quelconque. Nous avons simplement distingué, du point de vue chronologique, des périodes caractéristiques, surtout, dans le but de montrer qu’outre le fait (et non pas la loi) du développement inégal, elles prouvent le caractère international du processus découvert par le marxisme.

Avec ce système parfaitement clair, nous avons débarrassé le terrain des petits jeux auxquels Moscou et ses services annexes se livrent avec rage, entremêlant les différentes périodes. Par exemple : la production russe est vingt fois supérieure à celle de 1929, tandis que la production américaine l’est seulement 2,34 fois. Si l’on se réfère à 1913. Le rapport est de 36 pour la Russie, et seulement de 3,5 pour l’Amérique. La différence n’est pas trop grande. Mais si l’on part des époques de plus grandes dépressions, de 1920, pour la Russie, l’augmentation est encore plus spectaculaire : 160 fois (!) en 35 ans. De 1932, pour l’Amérique, on a également un fort bond : 4,4 fois en 23 ans seulement (de 54 à 234).

Dans le tableau de Khrouchtchev (cf. le bulletin supprimé depuis, « Pour une paix durable », 1956, Nr. 7), nous trouvons un autre sommet de la production américaine : 215, en 1943 (c’est-à-dire en pleine guerre, quand on produisait là-bas des armes pour les faire employer par les prolétaires russes) chiffre qui, rapproché de celui de 1932, donne une augmentation de 4 fois en 11 ans seulement. Pendant le même laps de temps, la Russie passe de 185[5] à 573. Voilà les rapports inversés : Russie : 3,1 ; Amérique : 4.

Enfin, à consulter seulement le tout récent tableau de Khrouchtchev, pour la période de 1937 à 1943, on trouve que la production russe passe de 428 à 573, soit 1,33 fois plus en six ans, tandis qu’on a, pour les États-Unis, respectivement 103 et 215, soit 2,1 fois plus, rapport bien supérieur au russe. La thèse à sensation se renverse !

Accroissements totaux et moyens annuels de la production industrielle dans les pays typiques du développement historique du capitalisme
(Exprimés en % du produit annuel précédent)
Periode
Pays
Accroissements en % 1880–1900
Années 20
Paix
1900–1913
Années 13
Imperialisme
1913–1920
Années 7
1e guerre
1920–1929
Années 9
Reconstruction
1929–1932
Années 3
Crise
1932–1937
Années 5
Ripresa
1937–1946
Années 9
2e guerre
1946–1955
Années 9
Reconstruction
Grande-Bretagne A 100 40 0 0 −30 55 −5 53
B 3,5 2,6 0 0 −11,2 9,2 −0,6 4,8
France A 250 130 −38 126 −31 5 −23 98
B 6,5 6,6 −6,6 9,5 −11,6 1 −2,9 7,9
Allemagne A 300 150 −45 87 −36 90 −69 510
B 7,2 7,3 −8,2 7,2 −13,8 13,7 −12,2 22,3
États-Unis A 400 150 26 37 −46 69 51 53
B 8,4 7,3 3,4 3,6 −18,6 11 4,7 4,8
Japon A 800 250 57 89 0 75 −70 370
B 11,6 10,1 6,7 7,3 0 11,8 −12,5 18,8
Russie A −87 1300 85 150 0 340
B ca. 13 ca. 10 −25,3 34,1 22,8 20,1 0 17,9
Ligne A : accroissement durant la période
Ligne B : accroissement annuel moyen.

Les jeux malhonnêtes, dont nous nous sommes débarrassés en établissant notre tableau, fondé tout entier sur des données de source russe, sont le propre de tout ce qui émane officiellement des centres politiques, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest. Voilà tout.

14. Lois de l’accumulation

Dans les indications placées au bas de notre tableau, on trouvera les conclusions que peut normalement en tirer le lecteur qui le consulte avec un œil sur la carte du monde et un autre sur les 60–70 années d’histoire qui ont passé sur les carcasses vigoureuses ou fragiles de la génération qui est sur le point de disparaître.

De telles correspondances répètent, en d’autres termes, la loi générale de l’accumulation capitaliste que le marxisme a établie au début de tout le cycle.

Cette loi simple a été dénaturée par la plupart de ceux qui l’invoquent, et elle l’a été de façon particulièrement monstrueuse par Staline dans son écrit économique de vieillesse « Les Problèmes économiques du Socialisme en U.R.S.S. », nullement rectifié par le XXe Congrès qui, tout au contraire, a marqué une nouvelle déviation par rapport à la ligne de Marx. Cette loi peut être formulée de la façon suivante : la production capitaliste accroît la « richesse » sous forme d’une masse toujours plus grande de marchandises à cause de l’augmentation continue de la production. Mais cette augmentation donne non pas la mesure des avantages que la société en retire (si l’on n’entend pas par société la seule classe minoritaire), mais celle de l’accroissement des risques de ruine et de misère. La course à l’accumulation s’accompagne d’une concentration de la richesse dans « un nombre toujours plus réduit de mains » et, à la fin, (Marx) dans une seule main qui n’est plus celle d’un homme (Russie). Les ex-possesseurs d’une fraction de la richesse vont grossir l’armée du travail, c’est-à-dire de ceux qui vivent seulement en vendant leur force de travail si et quand ils travaillent, et qui (avec le temps) améliorent leur sort si et quand ils travaillent. Voilà dans quel sens la misère est croissante en régime capitaliste.

L’allure de l’accumulation comporte des avances et des reculs. Par suite soit des crises de surproduction, soit des guerres sanglantes de concurrence mercantile (impérialisme), elle se transforme en recul, avec d’immenses destructions de produits et d’instruments de travail.

Le secret de cette marche de l’accumulation sur laquelle se sont successivement excités les Gladstone et les StalineKhrouchtchev, est le suivant. Rythme positif : le capital se concentre et, du fait que de nouvelles masses ont été expropriées (artisans, paysans, petits entrepreneurs), la misère croît en même temps que la richesse (Marx parle de « die Masse des Elends », littéralement la « masse de la misère »). Voyons maintenant le rythme négatif : la diminution de la production signifie chômage ; la crise commerciale entraine la faillite des entreprises les plus faibles et la chute des revenus les plus bas : tous dévorent leurs ultimes réserves. La richesse n’augmente pas, elle baisse. Grâce au capitalisme, dans un cas comme dans l’autre, la misère grandit partout et toujours !

L’enthousiasme pour les périodes de croissance de la production ne convient donc, quels que soient le lieu et l’époque, qu’aux seuls amis et serviteurs du Capital.

Si l’on fait abstraction des crises générales cycliques du marché et de leurs effets, ainsi que des guerres mondiales, la loi de la progression géométrique de la production chère à Staline et à Boulganine (mais qui, quand on passe du domaine industriel à celui de l’agriculture, se tord comme une vipère entre leurs mains, de même que jadis entre celles de Bentham-Gladstone !) conduirait à une montagne de marchandises inconsommables tellement fabuleuse que seule sa loi interne de baisse historique du taux moyen du profit évite au capitalisme de sauter.

Pour l’économie marxiste, le taux du profit est proportionnel à celui de l’accumulation. Nous appelons profit la part du produit total restant au capitaliste, qu’elle soit destinée à la consommation de la classe dominante ou à de nouveaux investissements de capital. Il est clair que c’est la seconde destination qui prévaut tout au long de l’évolution. Le taux du profit est chez Marx le rapport de cette part patronale à la totalité du produit (pour nous : capital ; pour les bourgeois : chiffre d’affaires) et non pas à la valeur réelle ou nominale des instruments de production (installations de l’entreprise productrice) que les bourgeois confondent tantôt avec le patrimoine, tantôt avec le capital de l’entreprise lui-même. Dans les sociétés anonymes, ce capital s’exprime dans l’ensemble des actions, qui, pourtant, donnent des chiffres différents selon que l’on considère leur valeur nominale d’émission ou celle qui est cotée en Bourse.

De toutes façons, le profit retiré par une entreprise et la partie qui en est distribuée varie comme le produit annuel défalqué de tous les frais (chez Marx : le capital variable et constant).

La loi générale du ralentissement historique de la croissance productive est donc en principe l’expression d’une autre loi fondamentale : la tendance à la baisse du taux moyen du profit que, par une erreur énorme, Staline et Fils croient remplacée par une loi du profit maximum. Il est vrai qu’ils ont prétendu lire cette stupidité dans l’histoire léninienne de l’impérialisme, du sur-profit et du profit de monopole ; mais la bourde est encore plus énorme, car dans cette théorie de Lénine, aucun des théorèmes de l’économie de Marx ne peut paraître ébranlé ou même seulement tant soit peu touché à quiconque est à jeun et dans tout son bon sens.

Ces économistes, qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre, n’ont pas su lire dans Marx comment, loin de trouver son salut dans l’éternité d’une Libre Concurrence angélique, le Capitalisme est condamné à tomber sous les coups de la divinité vengeresse du Monopole. C’est là un processus que, dans la science économique, la seule loi du profit ne permet pas de découvrir : il faut pour cela lui ajouter la Théorie de la Rente.

15. En parcourant le tableau

Les indications données à propos du tableau n’ont pas besoin d’un commentaire plus ample ; un tableau est un instrument dont chacun peut se servir.

Dans le nôtre ne figurent évidemment pas les chiffres concernant les premiers pas des capitalismes les plus vieux, le capitalisme anglais surtout. Ce dernier n’apparait dans notre tableau qu’à un moment où son rythme d’accumulation est déjà lent (environ 3 %) et même inférieur à celui de tous ses concurrents. Les guerres n’ont pas renversé ce rythme : c’est ici l’occasion de nous désespérer une nouvelle fois de l’invulnérabilité militaire de cette île. Si nous croyions aux si en histoire, nous dirions que le fait que Bonaparte ait misé une mauvaise carte nous coûte un siècle de socialisme !

La première guerre a ruiné tous les belligérants européens, même la France victorieuse ; mais ceux d’Outre-Mer font mieux que l’Angleterre : au lieu de rester stationnaires, ils avancent à un rythme modéré, mais positif : Amérique, Japon.

Saturé de richesse et de puissance, le capitalisme anglais, lui, dort pendant 17 ans sur les lauriers du temps de Gladstone. Vers 1860, Marx calculait des augmentations de 7–8 % et même plus, c’est-à-dire des indices égaux à ceux qui caractérisent l’entrée en scène de la France et de l’Allemagne vers la fin du siècle. Mais nous avons montré comment, plus tôt encore, dans les années 1830–1860, les rythmes étaient plus élevés en Grande-Bretagne même, égalant ceux que les États-Unis, le Japon et la Russie atteindront à la fin du siècle.

Les États-Unis ont traversé la seconde guerre avec un avantage encore marqué, et ils ont conservé celui-ci même au cours de la présente phase de reconstruction, avec un rythme plus bas cependant qu’au debut du XXe siècle.

L’Angleterre, elle, a connu un léger fléchissement pendant ce second conflit dont elle s’est tirée avec moins de gloire et elle réagit dans la phase actuelle par une accélération relative de la production dent le rythme rejoint, ou presque, celui des États-Unis.

La France, une nouvelle fois victorieuse, mais durement éprouvée, a connu une diminution de la production pendant la guerre, mais aussi une reprise exceptionnelle par la suite, tout comme dans la reconstruction de 1920.

Dotée d’un équipement modèle, la puissante Allemagne a subi un chute vertigineuse au cours des deux guerres, mais elle est remontée d’autant plus audacieusement. Dans ce second après-guerre, elle bat tout le monde, la Russie y compris avec 22,2 % d’augmentation annuelle moyenne contre 18 à cette dernière. Mais il y a plus : en 1955, la Russie en est à 12 et se contente d’atteindre 11,5 % avec son nouveau plan quinquennal. En 1955, l’Allemagne atteint au contraire son rythme maximum, plus de 23 %. Aujourd’hui, l’Allemagne de Bonn industrialise à une vitesse double de celle de la Russie. Dans la production agraire, elle va quatre fois plus vite, pour être modeste. Eh bien, où est le socialisme ? Ni chez l’une, ni chez l’autre : mais il viendra d’abord en Allemagne !

L’effet de la seconde guerre sur le Japon a été inverse de celui de la première (−12,5 contre +7,0). La chute a été aussi précipitée qu’en Allemagne. La reprise actuelle est inférieure à la reprise allemande, mais égale à la russe ; avec la même différence qu’entre ces deux dernières, c’est-à-dire qu’elle s’accentue dans les dernières années et que cela continuera. En Russie, au contraire, le rythme d’augmentation s’abaisse : il s’abaisse, comme notre tableau l’indique, c’est-à-dire comme les dirigeants russes le disent, par rapport à 1920, année où le pays commença à sortir du précipice où le premier conflit impérialiste et la guerre civile terrible, quoique victorieuse, l’avait jeté (−20 contre +34). Le plus grand rythme de diminution de la production que l’on constate pour les deux guerres est un −12 : pendant le premier conflit, la Russie tomba à −20, c’est-à-dire qu’en dix ans, la production passa de 100 à 12,5, soit à un huitième de ce qu’elle était.

16. Les crises sont pires que les guerres

Notre tableau comporte une chute verticale de la production plus impressionnante que celles des guerres. Elle est relative au vendredi noir américain de 1929 qui provoqua un recul catastrophique de la production de 1930 à 1932 avec tout un cortège de faillites, de fermetures d’entreprises et de chômage général.

La crise eut son effet maximum aux ÉtatsUnis et donna le seul indice négatif de production de leur histoire. Mais quel indice : une moyenne annuelle de −18,4 % ! Quelle en est l’explication ? Pour nous, elle est claire : le seul pays qui, non seulement a vaincu dans la guerre, mais a continué à développer l’appareil industriel de production est condamné par la loi de Dante-Marx à tomber dans le cercle le plus profond de l’Enfer. Qu’il en soit ainsi !

L’Allemagne qui avait déjà subi une chute pendant la guerre, est durement touchée par la crise et voit sa production diminuer au rythme rapide de 13,8 %. En France, elle tombe également, mais seulement au rythme de 11,6 %. La Grande-Bretagne, étroitement liée à l’époque à l’économie américaine (beaucoup plus qu’aujourd’hui) ne résiste qu’à peine un peu mieux. Toutefois, entre la crise de 1930 à 1932 et la guerre, il y a une nouvelle reprise générale. Les États-Unis remontent avec un vigoureux 11 % annuel positif. La Grande-Bretagne, sortant d’un sommeil économique de près de vingt ans par pléthore de richesses, les talonne avec 10 %, comme si Gladstone s’était soulevé anxieusement hors de sa tombe. La France, après tant d’épreuves, réagit au contraire assez peu. L’Allemagne fait un nouveau miracle et remonte (nous sommes à l’époque d’Hitler et d’un capitalisme d’État qui rappelle la structure russe) avec 13,4 %.

Mais quel est l’effet de la crise américaine hors d’Europe ? Le Japon en accuse les coups en restant pendant trois ans sur les mêmes positions. Puis il remédie à cette situation pendant les bonnes années avec une reprise rapide : 12 %. Appliquons l’augmentation totale de 75 à la période de huit années qui va de 1929 à 1937 : la cadence de l’augmentation moyenne est d’un peu moins de 7 % par an, ce qui concorde parfaitement avec la loi historique de la décroissance horizontale. Au cours de ces derniers dix-huit ans, les indices japonais, qui diminuent tout d’abord pour remonter ensuite, varient selon Khrouchtchev de 169 à 239, soit une augmentation totale de 41 %. Le rythme annuel moyen est plus bas : 2 %. L’impressionnante reprise du Japon ne dément pas la loi du ralentissement. La reprise allemande non plus : de 114 à 213 en dix-huit ans, cela donne 87 %, mais annuellement pas plus de 3,5 % environ. La Russie elle-même qui, de 1937 à 1955, passe de 429 à 2049, soit 370 %, a un rythme annuel de 9 % seulement, tandis qu’en remontant dans le passé, nous trouvons 20, 22,8 et 34 %. La loi générale subsiste en plein.

17. Objections de la contre-thèse

Considérant ce substantiel 34 % russe, l’adversaire pourrait nous objecter que c’est bien là l’indice le plus élevé du tableau. Comment le fait s’explique-t-il ?

Tout d’abord, nous avons à faire au plus jeune des capitalismes concurrents, et ce premier élément concorde donc pleinement avec le processus général. En outre, l’indice de 34 fait immédiatement suite à la dégringolade la plus spectaculaire de tout le tableau : 20 % par an, pour les raisons énoncées plus haut. Et si, comme nous l’avons fait pour d’autres cas, nous additionnons les deux périodes successives, pour en former une de seize années allant de 1913 à 1929, les indices passent, selon nos données, de 72 à 126, ou bien de 100 à 175. 75 % d’augmentation en seize ans ; cela n’est pas énorme : cela correspond à une augmentation moyenne annuelle de 4 % environ ; on a donc le ralentissement normal du rythme par rapport aux données précédentes du capitalisme tsariste. Le chiffre élevé de 34 % dérive du niveau extrêmement bas de 1920. En effet, le nouveau capitalisme est tout à fait dans l’enfance. Le capitalisme tsariste s’était éteint en 1920 : une chute de 87 %, c’est-à-dire, en sept ans, une réduction de la production à un huitième de ce qu’elle était, nous ne la trouvons nulle part ailleurs dans notre tableau. Malgré leur écrasement dans la seconde guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon avaient pourtant maintenu, après neuf ans, leur production à 30 et 31 % et ils gardaient le pied à l’étrier pour la reprise.

Mais on peut nous faire une autre objection ; comme nous ne sommes payés par personne, nous ne la passerons certainement pas sous silence. C’est que la Russie a traversé la crise mondiale de 1929–32 comme une salamandre. Elle n’a pas fait comme le Japon qui s’est contenté de rester au même indice pendant ces trois ans, mais elle a continué sa progression à un rythme très soutenu : 22,8 %. Cet indice est égal aux meilleurs que nous connaissions, et mème aux cas exceptionnels. Il est seulement plus bas que le 34 % (dont nous discutons le caractère de « record ») de la période de 1920–29, qui correspond à une reprise mondiale, sauf pour l’Angleterre.

Ce phénomène d’« indifférence à la crise » suffit-il pour que l’on puisse parler d’une économie de caractère non-capitaliste en Russie ?

En 1929, aucun canal de communication ne reliait le capitalisme soviétique naissant au capitalisme et au marché international. Ils ne seront rétablis de façon appréciable que dix ans plus tard avec la guerre de 1939.

Ceci explique le fait que la crise ne se soit pas communiquée à la Russie qui était dans une phase de grave sous-production (un vingtième de la production actuelle, un dixième, et même moins, de la production par tête d’habitant des pays capitalistes de l’époque). Une crise de surproduction ne pouvait donc ni apparaître à l’intérieur de la Russie, ni y entrer de l’extérieur. La tragédie se déroula toute entière hors de ses frontières. Pour expliquer ce fait, il n’est nullement nécessaire d’admettre à son avantage une hypothétique différence de structure interne du système économique russe. Le mérite de cette affirmation originale dans l’histoire moderne, revient à Joseph Staline !

Entre 1926 et 1939, la clef de la politique russe, que la force de l’histoire dicte au « dictateur », est celle du rideau de fer. Le vieux monde occidental peut bien se réjouir que ce rideau de fer empêche les flammes de la révolution de passer : la Russie qui vient de naitre à une révolution capitaliste sans précédent dans l’histoire, se réjouira, elle, qu’il arrête les vagues de l’anarchie des capitalismes trop mûrs. Le vieux chef est mort en croyant que si le rideau était jamais levé un jour, l’incendie de la guerre gagnerait la Russie comme en 1939 ; il croyait peut-être aussi qu’un nouveau vendredi noir était proche et arriverait avant que le capitalisme allemand ne se soit à nouveau bardé d’acier, outre de dollars : alors, il aurait, lui, repris les armes pour ce « second coup » qu’il avait prophétisé en 1939 dans un éclair de génie, et il aurait saisi à la gorge cette Amérique qu’il avait regardée dans le blanc des yeux lors du drame de Yalta, qui serait maintenant en crise.

Depuis des décades, nous disons que le mythe de la Russie socialiste est souillé du sang des révolutionnaires et destiné a s’écrouler honteusement, comme cela arrive d’ailleurs aujourd’hui. Son culte a cédé la place à une position encore plus vile : la crise de l’Occident ne se produira plus, selon les théories de Mikoïan sur l’émulation et la coexistence.

Si la crise devait ne jamais éclater, eux et les Keynes, les Spengler et toute la science démente d’Amérique auraient remporté la victoire sur Marx, Lénine et nous, lointaine couvée du rouge Chantecler. Et nous n’aurions plus qu’à baisser la crête.

Mais si la crise éclate – et elle éclatera – ce n’est pas seulement le marxisme qui aura vaincu. On n’entendra plus le rire féroce de Staline retentir au milieu du fracas des premiers coups de canon, et les Khrouchtchev et Cie pourront bien se battre la coulpe selon leur mode honteuse, cela ne servira a rien ! Le rideau de fer une fois transformé en toile d’araignée par l’émulation, la crise mercantile universelle mordra au cœur la jeune industrie russe. Voilà à quoi aura servi l’unification des marchés et la libre circulation du sang dans le corps du monstre capitaliste ! Mais celui qui réalise cette unification, unifie aussi la Révolution qui pourrait bien trouver son heure mondiale après la crise du second entre-deux-guerres, et avant le troisième conflit.

C) Le système socialiste à la « FIAT »

18. Petit tableau pour l’Italie

Notre tableau ne comprend pas l’Italie sur laquelle nous avons donné quelques chiffres au cours de notre « Dialogue ». Mais surtout, nous n’avons pas de chiffre russes antérieurs à 1929, et à propos des chiffres nationaux il y a trop de distinctions à faire, dont ce n’est pas ici la place. D’ailleurs, quel âge attribuer au capitalisme italien ? À quelle horizontale le mettre ? C’est, comme la Russie un cas de capitalisme né deux fois. Nous ne sommes pas les premiers à comparer le capital au phénix de la légende arabe : Marx doit l’avoir déjà fait. En hommage aux grandes et fières républiques maritimes et commerciales de la côte et aux cités banquières de l’intérieur, pour ne pas parler des premières monarchies centralisées du Nord et du Sud, avec leurs lignages séculaires et leurs noms sonores : Fréderic de Souabe, Berengario, Arduino, Cesare Borgia, on pourrait placer ce pays en haut de l’échelle.

Puis sur tout cela est passé, plutôt qu’une vague profonde de féodalisme, la servitude politique nationale et provinciale ; et le système bourgeois est réapparu comme une pâle importation politique de la France, d’abord au debut du XIXe siècle, puis de l’Angleterre, un demi-siècle plus tard : un capitalisme aux nuances coloniales et passives, qui ne s’est hissé que tard et maladroitement à des velléités impériales, et qui, tombé aujourd’hui dans la servitude à l’égard de l’Amérique, se laisse aller à des attitudes de boutiquier moyen.

Passablement intriguant, le graphique historique de ce pays aux titres étincelants qui, si l’on remonte plus loin encore, connut les sommets du premier capitalisme esclavagiste, de la Grande Grèce à la Rome ploutocratique !

On ne nous accusera pas d’infatuation nationale si nous ne lui avons pas donné sa place dans les cercles de l’Enfer bourgeois, en attendant le nouveau Dante que l’oncle Engels, pourtant si indulgent, lui prophétisa un jour en hommage à ses gloires rouillées.

Cependant, il est question de l’Italie dans les tableaux de Khrouchtchev qui nous servent d’Evangiles dans cette recherche.

Entre 1929 et 1937, le monde bourgeois dégringola tout en bas de son maudit « toboggan ». La production baissa pendant la crise de 1929–32 et elle remonta allègrement vers la guerre entre 1932 et 1937. Aux dires de Khrouchtchev, pendant cette période de huit ans, tandis que la Russie prenait son élan, quadruplant sa production au rythme d’environ 21 % par an, Satan-Capital, partout ailleurs, dormait. Et de même qu’il dormait en Amérique, il dormit en Italie : de 100 à 99. La France tomba même de 100 à 82, tandis que l’Allemagne passait de 100 à 114, la Grande-Bretagne de 100 à 124 et l’impétueux Japon de 100 à 169.

Benito, qui rêvait d’éclipser Pirgopolinice, fut le seul pacifiste sérieux que nous ayons jamais connu ! Dans le fracas des années 1937–46, l’Italie ne descendit que de 99 à 72, une bagatelle, un indice négatif annuel d’à peine 3,5. Une « guerre en dentelles » !

De 1946 à 1955, c’est une marche triomphale. Tandis que sept ou huit misérables partis et vingt petits partis se lancent mutuellement à la face la ruine de la patrie dans leur hâte d’aller au pouvoir la ruiner eux-mêmes, les indices de l’euphorie bourgeoise, qui est donc aussi la leur, montent au galop. Dans toute cette période, la production passe de 72 à 194, ce qui représente une avance de 170 %, soit une moyenne annuelle de 12 % tout rond. Aujourd’hui, les concurrents se présentent dans l’ordre suivant : Allemagne, Japon, Russie, Italie, France, États-Unis, Angleterre.

Les données intermédiaires en Italie sont intéressantes. De 1946 à 1949, l’avance de la production est de 14,3 % ! En 1949–50, on a un peu moins : 11,5. En 1950–52 ; 9,1 % ; 1952–55 : 9,5 %.

Mais peut-être y a-t-il eu recul après cela ? Italie, sirène de la mer, souris donc, et ne tremble pas : le gouverneur de la Banque d’Italie, Menichella, nous a récemment informés (ce qui signifie que les chiffres de Khrouchtchev sont sérieux et qu’en les citant nous n’avons pas agi à la napolitaine : « s’ils m’ont dit une sottise à moi, moi, je vous en dis deux à vous ! ») que la production a augmenté en 1955 dans la même proportion qu’en 1954 : 9,3 %.

Il a ajouté quelque chose de remarquable : pendant cette même année 1955, la production agricole a augmenté de 6 %.

Avec un plan quinquennal (mais il y a le gel de 1956 !), nous aurions 134 contre 100, chiffres auxquels n’importe quel Boulganine souscrirait.

Mais Menichella s’est vite mis à parler du plan Vanoni qui, plutôt que par indices de production, s’exprime en termes de revenu national et d’emploi de la main-d’œuvre. Nous comparerons les deux méthodes dans un travail de parti ultérieur sur l’économie d’Occident.[6] De toutes façons, selon Vanoni, on doit avancer annuellement de 5 % (163 contre 100) pendant dix ans en ce qui concerne les investissements capitalistes et l’emploi de la main-d’œuvre. En 1955, le revenu national total a augmenté de 7,2 % (ce qui donne à l’Italie le premier rang en Europe après l’Allemagne qui est à 10), dont 78,8 % ont été consommés, 21,2 % investis en installations nouvelles, si l’on inclut la construction et 15,8 %, si on l’exclut. Avec ces marges, les installations fixes dans l’industrie à proprement parler ont pu augmenter de 6,9 % par an (1,9 % de plus que dans le plan Vanoni) et, si l’on inclut la construction, d’au moins 9,7 %.

La question de la construction est la question-clé de l’économie italienne moderne. La maison est-elle du capital fixe, ou un bien de consommation ? Nous répondrons ailleurs à cette élégante question. Pour en revenir aux indices industriels du chiffre d’affaires des Staline et Khrouchtchev, un autre personnage, Fascetti, est venu nous fournir les données de l’augmentation pour les entreprises gérées par l’I.R.I. Spectaculaire : moyenne pour 1950–55 : 6 % et pour la dernière année : 19 %.

Remettons à une autre fois la comparaison entre l’I.R.I. italien et le système soviétique en fait de dédain des profits : c’est la première année que son budget s’équilibre.

19. Noble Turin

Dans notre rapport d’Asti, dont un passage fut lu à la dernière réunion de Turin, nous avions illustré la signification de Turin et de la FIAT dans l’histoire du mouvement et du communisme italiens.[7] Il s’agissait d’une critique du courant de l’« Ordine Nuovo » de Gramsci, creuset de l’actuel opportunisme communiste en Italie. Qu’on nous permette de nous citer nous-mêmes :

« À peine eurent-ils mis le nez au dehors des hangars bien rangés et étincelants de l’usine d’automobiles de Turin et pris contact avec les régions de plus faible concentration industrielle d’Italie, les zones agricoles et arriérées et les problèmes régionaux et paysans, que ces groupes versèrent dans les positions que les partis petits-bourgeois les plus falots défendaient déjà un demi-siècle plus tôt : ils ne s’occupèrent plus de révolutionner Turin, mais d’embourgeoiser l’Italie de façon à la rendre toute entière digne de porter la marque de fabrique turinoise, d’être administrée et gouvernée dans le style impeccable de Turin ».

Revenons aujourd’hui sur ce style, qui est le style des mythes, des cultes. Il est arrivé de graves mésaventures au mythe de Staline. Il est près d’arriver la même chose à celui des entreprises géantes et de l’hystérie motorisée : déjà, les miraculeuses chaînes de montage de la FIAT d’Outre-Atlantique, de la General Motors, qui roulaient jour et nuit, ont dû être arrêtées.

Pour l’instant, en Italie, on construit de nouvelles fabriques, un flot croissant d’automobiles se déverse sur les routes déjà encombrées et il arrive toujours plus souvent qu’elles se frayent un chemin sur les corps des piétons. Mais le mort se consacre lui-même au mythe de ce moderne Jaggernaut à pneus. On blasphème les anciens dieux, mais pas le progrès !

Rappelons tout de suite les chiffres d’affaires pour les quatre années 1952–55, c’est-à-dire la valeur de la production pour chaque année. 1952 : 200 milliards ; 1953 : 240 milliards, soit une augmentation de 20 % en un an ; 1954 : 275 milliards, 14,6 % d’augmentation ; 1955 : 310 milliards, augmentation de 12,7 %. En trois ans. 155 contre 100. Moyenne de l’augmentation annuelle : 15 %, c’est-à-dire bien plus que le 11,5 % russe. Valletta dépasse Khrouchtchev.

20. FIAT bat DYNAMO 15 à 11 !

Dans notre rapport d’Asti, nous n’avons pas utilisé les données de là FIAT pour discuter la definition d’un système industriel comme « socialisme » en fonction de la haute cadence de l’augmentation du produit, mais pour opposer la terminologie et le mode de calcul économique de Marx à ceux des bourgeois.

Le chiffre d’affaires de la FIAT est pour nous son « capital » : 310 milliards, aujourd’hui. Nous devons, comme à Asti, décomposer cette valeur en capital variable, capital constant et plus-value. En nous servant des chiffres fournis par Valletta sur le personnel et les investissements dans de nouvelles installations, nous avions obtenu les résultats suivants : Capital variable ou frais de personnel, 70 milliards ; Capital constant ou matières premières et usure des machines, 110 milliards ; Plus-value, 60 milliards. Capital total ou produit à la fin du cycle annuel : 240 milliards.

De la plus-value, 10 milliards seulement sont allés aux actionnaires, les 50 milliards restants ayant été consacrés à de nouvelles installations, comme l’annonça alors Valletta.

Pour la nouvelle année, les chiffres donnent des résultats analogues. Mais avant de les indiquer, rappelons combien notre langage diffère de celui des bourgeois. Le capital nominal de la FIAT, dont nous retraçâmes à Asti la longue histoire, passe aujourd’hui à 152 millions d’actions de 500 lires et s’élève à 76 milliards, contre 57 en 1953 et 36 en 1952. Il a augmenté de 58 %pendant la première année ; il est resté le même pendant la seconde et il a augmenté de 33,3 % pendant la troisième. Le rythme moyen a été de 28 % par an. Mais le capital effectif dépend de la cotation des actions en bourse. Celle-ci, qui était de 660 en 1953, s’élève aujourd’hui à au moins 1354 lires, toujours pour des actions nominales de 500. Le capital réel, même dans le langage courant, est donc passé de 75,5 milliards à 205 milliards. Augmentation de 272 % en deux ans ou de 65 % par an.

Si ces chiffres expriment le « crédit » effectif des actionnaires « contre » l’entreprise dont ils sont les « patrons », leurs dividendes annuels ou, au sens de l’économie officielle, le profit auraient dû augmenter dans la même proportion. Pas du tout ! Les Valletta et Cie n’ont accordé aux actionnaires que 7,3 milliards en 1953 et 10,6 en 1955. Autrement dit, le profit d’actionnaire est tombé de 9,7 %à 5,1 %. Frénésie d’investissements productifs, loi de la baisse du taux de profit !

Mais toute la FIAT ne vaut aujourd’hui ni le capital nominal de 76 milliards, ni le capital réel de 205. À Asti, nous n’avons pas évalué à moins de mille milliards son patrimoine d’installations fixes et de machines ou, comme nous disons, nous marxistes, la valeur de ses moyens de production (qu’il ne faut pas confondre avec le capital constant dont nous avons parlé plus haut.)

Valletta dit aujourd’hui qu’entre 1946 et 1955, 300 milliards ont été investis en nouvelles installations productives, et il a annoncé pour 1956 la construction de la prestigieuse usine « Mirafiori Sud ». Le chiffre de 50 milliards vaut encore aujourd’hui comme rythme annuel. La FIAT d’aujourd’hui vaudrait donc à coup sûr 1100 milliards, et peut-être plus, mais surement pas moins. Faites disparaître les actionnaires qui, avec leurs coupons, touchent moins d’un cinquième du capital réel, et vous passerez du « socialisme » de la FIAT au « socialisme » supérieur de l’I.R.I.

21. La force de travail menacée

Aujourd’hui, une chose est remarquable : le personnel n’a augmenté que de 5 %, passant de 71 000 à 74 000 unités – soit à peine 2,5 % par an ! Et alors le capital variable sera passé de 70 à 80, même si l’on exagère les primes accordées au personnel que l’on couvre de louanges, parce qu’en un an, il n’a pas fait même une heure de grève (Ah, Turin-la-très-rouge !). En posant même 12 pour les actionnaires et 50 pour les investissements en nouvelles installations, notre calcul à la Marx pour 1955 nous donne : Capital variable, 80 milliards ; Capital constant, 168 milliards ; Plus-value, 62 milliards. Total : 310 milliards, comme on sait. La plus-value se divise en 12 de profit aux actionnaires et 50 de nouvelles installations ; son taux total est de 62 contre 80, soit 78 %, au sens de Marx.

La composition organique du capital serait passée de 11070 (c’est-à-dire 1,57) en 1953, à 16880 (c’est-à-dire 2,10) en 1955. Elle est basse parce que la FIAT est une organisation verticale qui achète les matières premières brutes et les transforme plusieurs fois. Mais les chiffres de Valletta ne sont-ils pas truqués, si le capital constant qui formait les 46 % du produit en 1953, en constitue les 64 % en 1955 ? Commençons-nous à voir les bénéfices de l’automation ? Une importante fraction de plus-value destinée aux nouvelles installations a pu être dissimulée : en effet, le chiffre de 1956 n’a pas été indiqué cette fois. Il n’en reste pas moins que le produit augmente de 30 % en deux ans, tandis que pendant le même temps la force de travail ne s’accroît que de 5 %.

C’est ici que l’âne se casse les pattes – nous dirions même : cet âne de Vanoni, si le pauvre homme n’était pas mort. Annuellement, nous avons dépassé certainement le 5 % de nouveaux investissements, mais, l’emploi de forces de travail restera loin en arrière, à 2,5 % seulement !

Toi, pauvre Italie du Sud, reste à zéro, mais admire l’aristocratie prolétarienne de Turin serrée autour de son Valletta ! Valletta qui, peu après, accomplit le miracle soviétique de la réglementation des heures de travail hebdomadaires et, surclassant une nouvelle fois les Boulganine, les réduit successivement de 48 à 46, de 45 à 44 et de 42 à 40. Sans diminuer en rien les salaires, proclame-t-il ; mais aussi sans augmenter en rien le nombre des travailleurs.

22. Plan quinquennal pour la grande FIAT

De notre petite salle de réunion de Turin est parti l’hommage aux mérites « socialistes » des Grands Administrateurs d’un beau Plan Quinquennal à la russe !

Le rythme des trois dernières années a été de 15,7 %, ce qui donne, pour cinq ans, une augmentation de 106 %. De l’indice 100, on devra passer à 206.

Le chiffre d’affaires qui, en 1952, était de 200 milliards, devra s’élever à 412 milliards en 1957 et, si l’on veut, les 310 de 1955 devront se transformer en au moins 640 en 1960.

Les 250 000 engins motorisés produits en 1955 s’élèveront à 515 000, même si l’on ne veut pas tenir compte du fait qu’en un an ils sont passés de 190 132 à 250 299, c’est-à-dire ont augmenté de 30,5 % (mais pourquoi les ventes, elles, ne se sont-elles accrues que de 14 % ? Les dépôts seraient-ils encombrés d’invendus comme ceux de la General Motors ?).

Aux États-Unis, les automobiles produites en 1935 et restées invendues sont au nombre de 900 000. La General Motors a cinq marques : Chevrolet, Pontiac, Oldsmobile, Buick et Cadillac. Quatre années de travail Fiat !

Mais quel est le chiffre d’affaires de la G.M. pour 1955 ? 9 milliards et 925 millions de dollars, plus de 6000 milliards de lires.
Vingt FIAT !
Le personnel ? 577 000 unités. Huit FIAT.
La composition organique, la mécanisation, l’automation sont deux fois et demi celles de la FIAT.

Comment comptent-ils arrêter cette course folle ?
1) 200 000 licenciés à Detroit.
2) Diminution de la demande d’acier de cinq millions de tonnes (et la grève des travailleurs de l’acier aux mains de traîtres !)
3) Le tiers de la publicité faite à la télévision est payée par les fabriques d’automobiles.
4) « Il suffit d’être employé depuis deux semaines seulement pour pouvoir entrer à pied dans un magasin et en sortir quelques minutes plus tard au volant d’une voiture flambant neuf, sans avoir versé même un seul dollar d’avance ».
5) « Le Centre Technique de la G.M., a coûté 10 millions de dollars ; c’est un monument élevé au ‹ Progrès › ». Tandis que l’on planifie la mise au rancart d’un million d’autos neuves, celui-ci sort l’automobile à turbine -plans secrets – appelée « Firebird », l’Oiseau de Feu.

Est-il possible que l’équation historico-économique de ce Progrès ne révèle pas le moment crucial où se produira la catastrophe, la Révolution où arrivera le grand « Oiseau de Feu » social ?

Pour en revenir à la FIAT, il ne nous intéresse pas pour l’instant d’établir à combien s’élèveront, selon le plan, les dividendes de 1960, le capital nominal et sa cotation en bourse. Et le mystère de l’automation en marche ne nous permet que de poser les questions suivantes : combien y aura-t-il d’ouvriers ? Quelle sera leur rémunération ? Et de combien d’heures sera la semaine de travail ?

L’économie bourgeoise sait une seule chose : qu’ils auront tous la voiture, le frigo, la télévision et peut-être une liasse d’actions FIAT (et nous ferons les comptes une autre fois : nos petits-enfants les feront mieux que nous, d’ailleurs !).

En raison de la même perspective, l’économie de style soviétique sait (c’est bien clair), une autre chose : qu’à Turin on vit… en système socialiste, qu’à la FIAT, on produit avec… le système socialiste !

On pourrait même dire que c’est à la jeune et gigantesque industrie automobile italienne que revient le premier rang dans le monde soviétique. Quoi qu’il en soit par ailleurs de la mystérieuse date de naissance du capitalisme italien, celle de l’automobile est très récente : le véhicule à moteur n’a guère plus d’un demi-siècle. La date de naissance de la FIAT est 1899. Son capital de constitution se montait alors à 800 000 lires, soit 300 millions d’aujourd’hui, ou un millième du capital actuel ! Mille fois en 56 ans, cela représenté une augmentation annuelle de 13 %, ce qui, pour une période aussi longue, signifie une nouvelle défaite russe en fait de rythmes : depuis 1899, la production russe n’a augmenté que de 400 fois environ, et non de 1000.

La confrontation décisive est donc la suivante :
Plan quinquennal russe 1950–55 : de 100 à 170, soit 12 % par an.
Réalisation : de 100 à 185, soit 13,1 %.
Plan quinquennal russe 1955–60 : de 100 à 165, soit 11,5 %.
Plan quinquennal FIAT 1955–60 : de 100 à 206. soit 15,7 %.

Gloire à la grande patrie… socialiste de l’industrie des voitures !

Et gloire à la patrie non moins grande du communisme italien dégénéré.

Marxisme et Autorité
La fonction du parti de classe et le pouvoir dans l’État révolutionnaire

Le texte que nous publions ici constitue la suite logique de celui que nous avons publié sur le précédent № du journal : « Principes marxistes fondamentaux ». Ils ’agit du texte d’un rapport qui reprend le même thème : réaffirmation, contre tous les démocrates, libertaires et autonomistes, de la fonction primordiale du parti, sans lequel le prolétariat non seulement ne peut prendre le pouvoir et instaurer sa dictature, mais ne peut même pas se constituer en classe au sens marxiste du terme, c’est-à-dire non en tant que catégorie sociologique de la société bourgeoise, mais en tant que classe consciente de ses tâches historiques et luttant pour leur réalisation.

23. Qui arbitrera les divergences ?

Le problème a été esquissé à la fin de la première séance, consacrée à l’histoire du tournant qui vit la victoire (en 1926) de la ligne de la construction du socialisme en Russie avant et sans la révolution prolétarienne en Europe, la victoire du courant représenté par Staline, et également par Boukharine et beaucoup d’autre savant qu’ils ne passent eux aussi dans l’opposition et qu’ils finissent victimes de la répression.[8] Si l’on admet que jusqu’après la mort de Lénine le parti a suivi la ligne politique historiquement correcte, défendue magistralement au cours de longues décennies, qui culminait dans la prise en charge totalitaire du pouvoir d’État, à la tête de la classe dirigeante, le prolétariat salarié, allié à la classe subordonnée des petits paysans dans une phase transitoire à la dictature du seul prolétariat et à la transformation socialiste après la victoire politique et sociale du prolétariat dans une grande partie au moins de l’Europe bourgeoise ; si l’on admet cela – et ici est sinon le doute, du moins la question –, comment expliquer alors que ce parti si bien préparé par toute son histoire, se soit brisé au profit des thèses défaitistes, contre-révolutionnaires ?

Existe-t-il une force historique, une assemblée, un Corps, que l’on pourrait consulter pour éviter l’erreur et la catastrophe, étant donné que le mécanisme du parti bolchevik et celui de l’Internationale avec lui, firent misérablement faillite, au point d’accepter comme ligne orthodoxe et révolutionnaire celle qui conduisait à la trahison et au passage à l’ennemi bourgeois ?

De façon générale où trouver la direction, le guide suprême de l’action de la classe laborieuse dans la lutte pour le socialisme ? C’est une question qui a coûté de nombreuses crises, de nombreuses épreuves et de dures défaites. Elle se pose depuis les temps difficiles où l’Europe avancée devait être encore rudement secouée pour faire place nette, sur les ruines des institutions féodales, aux nouvelles formes sociales capitalistes qui ne pouvaient s’imposer sans l’oxygène des libertés nationales et juridiques. Cette question secoua aussi l’Internationale ouvrière après 1871, lors du conflit historique entre Marx et Bakounine, entre les « autoritaires » et les libertaires qui pendant de nombreuses décennies et en de nombreux endroits passèrent pour l’aile la plus résolue et la plus active du mouvement des classes laborieuses.

Sans voir qu’ils s’enfonçaient totalement dans les brumes de l’idéologie bourgeoise, les anarchistes prétendaient que tout individu pouvait de façon autonome décider de son action, et qu’en supprimant toute contrainte extérieure, on résoudrait aussi implicitement le problème de soustraire le travailleur à l’exploitation patronale : « continuation » de la voie bourgeoise qui avait libéré la conscience individuelle des entraves religieuses et le droit personnel des entraves juridiques. Se baptisant anarcho-communistes ou anarchistes-organisateurs (même si pour ne pas utiliser le mot parti, ils faisaient partie à l’époque de cette polémique célèbre de l’Alliance de la démocratie socialiste, appellation bien digne de nos pires politiciens actuels), ils admettaient les unions ouvrières de défense syndicale ; ils parlaient aussi vaguement de futures petites « Communes » locales, formées par l’adhésion libre et spontanée des habitants d’un territoire, autonomes entre elles et dans leurs rapports.

La critique classique de Marx et d’Engels a réduit en pièces ce système branlant. Elle a démontré que la spontanéité et l’autonomie n’étaient pas des conceptions valables pour le mouvement révolutionnaire d’une classe bien définie ; celle-ci a besoin au contraire de la formation d’un parti unique cl central, qui dépasse les divisions de corporations et de localités et surmonte les caprices locaux et occasionnels. Marx et Engels expliquèrent que ce n’est pas de la conscience, mais des forces et violences matérielles convergentes que naît le phénomène suprêmement autoritaire qu’est une révolution (Engels) : jamais la révolution ne pourra démanteler les vieilles institutions si elle ne leur applique pas un nouveau pouvoir, un État, une dictature, une autorité.

24. Liberté et nécessité

Le mot dialectiquement opposé au mot de Liberté dont on a tant abusé, n’est pas Autorité, mais Nécessité. La société humaine ne peut éviter de se plier aux forces matérielles nécessaires de l’environnement, si ce n’est, dans une certaine mesure, en les acceptant, les connaissant et prévoyant le processus de leur manifestation. Dans la conception marxiste, le but ultime est également le dépassement du règne de la nécessité par la société humaine, mais en tant qu’ensemble organique et coordonné, non en tant qu’amas incohérent de rebelles capricieux dressés contre tout et n’importe quoi. Ce lointain passage de la collectivité humaine, et non des individus, à la Liberté, ne sera pas atteint par le renversement, les uns après les autres, de fragments d’« autorité », formes issues non de la domination arbitraire d’individus ou de groupes, mais des lois mêmes de l’évolution historique. Les acteurs de l’histoire, ce sont les classes dans lesquelles la société est divisée ; ce sont elles qui sont capables de faire triompher des formas à chaque fois nouvelles. Voilà ce qui caractérise vraiment les révolutions : dans toutes, y compris la révolution prolétarienne des temps modernes, ce ne sont pas l’autorité et la liberté qui s’affrontent, mais deux autorités l’une contre l’autre armées. Pour l’anarchiste pur – du reste bien plus respectable que le semi-anarchiste manœuvrier des fronts politiques – Staline (ou son successeur) vaut Lénine, et Lénine vaut Kerenski ou Nicolas II, après un petit coup d’oeil de sympathie pour l’avant-dernier de la liste. L’anarchiste déteste l’État ; mais il ne peut comprendre que nous le détestons au moins autant que lui, et que ce n’est pas lui qui pourra le supprimer. Depuis la naissance de notre théorie, déjà précise et définitive dans le « Manifeste », déjà affirmée dans les premiers écrits philosophiques de Marx et d’Engels, déjà complète dans la « Misère de la Philosophie » contre Proudhon (« ne dites pas qu’il puisse exister un mouvement social sans mouvement politique »), nous croyons donc à la Nécessité qui, au sens des effets de l’ambiance naturelle et cosmique, est inévitable pour notre espèce ; et nous croyons à l’Autorité, comme la seule voie des formes de développement de l’espèce elle-même, tout en y mettant un terme dans le futur, sous certaines conditions de développement matériel des forces productives qui se sont formées au cours de l’évolution de l’humanité et de son organisation sociale. Où plaçons nous cette Autorité ? Si l’on a recours au facteur Autorité, au facteur Pouvoir, au facteur Dictature, il faut savoir vers où se tourner pour la consulter et en suivre la consigne – étant donné que pour nous l’action désordonnée, sans ce guide central, à laquelle se fient les libertaires, est condamnée à une misérable stérilité.

Nous devons lier cette Autorité à la classe, et en exclure toutes les autres classes, celles qui possèdent aujourd’hui une autre Autorité et celles qui sont liées à la classe dominante dans le système de production en vigueur. Par conséquent la Dictature, après la victoire politique, ou l’autorité interne dans le Parti, avant et après la victoire, excluent évidemment les autres classes. L’Autorité ne naît pas de la consultation générale, de la Démocratie absolue ; les anarchistes arrivent peut-être jusqu’à l’admettre, même s’ils hésitent devant la question : est-il juste de nier les « droits de l’homme » au bourgeois, au propriétaire, au patron ?

25. De la démocratie à l’ouvriérisme

Ce n’est pas faire un grand pas en avant que de résoudre le problème de la « formation des listes » par le recours à la statistique ou à l’analyse sociologique donnant la catégorie sociale ou professionnelle de chacun ; si nous allions dans une circonscription quel conque, que ce soit un lieu de travail, une zone de résidence ou un lieu de passage, et que nous interrogions les seuls ouvriers salariés, nous recueillerions à coup sûr toute une gamme de résultats divergents entre eux. Essayer d’en tirer la vérité suprême par l’addition brute des chiffres, ne nous éloignerait pas d’un pouce des méthodes insipides de la démocratie pure, qui n’est rien d’autre que la démocratie bourgeoise, celle qui a été inventée (en l’appliquant pour la première fois à tous les citoyens) précisément pour s’appuyer sur le pouvoir des classes capitalistes possédantes.

Pour un travailleur, se comporter comme un élément de la société bourgeoise et se comporter comme un élément de la classe prolétarienne, sont deux choses très différentes. Dans une première période historique, le travailleur, à l’instar des serfs des familles nobles pendant des siècles, n’avait pas encore fait les pas qui le conduiront à prendre le pouvoir de celui qui le paie. Dans beaucoup de cas, sinon dans la majorité des cas, c’était l’intérêt économique qui faisait agir le serf comme il convenait à son seigneur, qui le maintenait dans son servage.

Au début du capitalisme, le salarié de la manufacture était, du point de vue économique, hissé par le patron au dessus des conditions du serf des campagnes ou de la boutique, et même du petit paysan et du petit artisan, en conséquence de l’énorme puissance productive du travail associé par rapport au travail isolé. L’ouvrier répond comme composante de sa classe quand son sort a été lié au sort de celle-ci pendant une longue période et sur de vastes espaces qui comprennent les catégories professionnelles les plus diverses et les plus lointaines localités.

Cela signifie que notre question ne peut être résolue par des règles juridiques ou par le recours à des Cours constitutionnelles, elle ne peut l’être que sur la base de l’histoire du déroulement du mode de production capitaliste, ou, plus précisément, sur la base d’une perspective, fondée en doctrine, de son déroulement futur. Ce n’est que sur une telle base que les antagonismes de classes deviennent visibles et opérants : le problème de l’Autorité, nous pouvons nous le poser, non en nous adressant à une chaire de philosophie morale ou d’histoire, mais en ayant d’abord établi les termes des étapes traversées vertigineusement par le déroulement de l’économie capitaliste universelle.

Croire que la boussole ne donne l’orientation de l’antagonisme de classe que si nous la plaçons entre l’ouvrier individuel et son entreprise, au moment de toucher la paye pour la semaine écoulée, voilà l’erreur particulièrement insidieuse dont il faut se libérer. Le plus souvent la boussole ne s’orientera pas, ou elle indiquera le sud conservateur ; elle n’indiquera le nord révolutionnaire que lorsque l’ouvrier en question se sera uni avec ses camarades de toutes les entreprises et de tous les pays, avec ses camarades du passé et ceux du futur, situés à d’autres moments et dans d’autres tourbillons de l’infernal et « anarchique » destin de l’économie de marché et d’entreprise, où, en dépit des vantardises démocratiques et sociales, rien n’est assuré et garanti pour la communauté des sans-réserve.

26. Cours économique et rapport de classe

Il y a des lieux et des moments où le capitalisme est favorable aux intérêts absolus et relatifs de ses salariés, y compris quand la « feuille de paye » est fortement amputée par des prélèvements, soit à titre de profits pour les membres de la classe « réserviste », soit à titre d’investissements, privés ou publics, dans la machine productive en expansion. Ce n’est pas là une rare exception ; cela deviendrait même la règle si la forme capitaliste réussissait à nous démontrer, peut-être dans l’espace d’une génération, qu’elle peut prévenir les guerres destructrices et les crises générales de production et d’occupation, périodes au cours desquelles l’ouragan économique emporte à la première bourrasque les sans-réserve, les membres de la classe ouvrière. La condamnation que Marx a portée contre l’appropriation de la plus-value ne se fonde pas (comme il le dit dans une de ses phrases de géant de la science sociale) sur l’anatomie des classes, sur l’examen par un comptable de chaque feuille de paye : ce n’est pas une critique comptable, juridique, égalitariste ou justicialiste, mais une nouvelle et gigantesque conception de l’histoire entière.

Ce point essentiel peut donc être mieux compris après les résultats de notre esquisse de l’histoire récente du capitalisme qui met bien en évidence la précarité de toutes les conquêtes, la fragilité de ses avancées dans la production des biens, qui seront inexorablement suivies par des chutes vertigineuses. La puissance des ressources techniques et, en conséquence, la productivité en biens et en valeurs de l’effort de travail, augmentent tout au long de l’histoire du capitalisme. Ces ressources qui, en général, progressent de décennies en décennies, suscitant les hymnes à la gloire de la science et de la technique, devraient faciliter les reprises, le retour au travail de ceux qui sont tombés dans l’armée de réserve[9], la reconstruction fébrile des installations détruites et la réactivation de celles qui ont été abandonnées. Mais toute une série de facteurs négatifs opposés met à dure épreuve cet avantage potentiel majeur de l’industrialisme moderne, orgueil de notre époque, invoqué pour en faire oublier les infamies, l’absurdité et la folie.

La population s’accroît rapidement et comble les vides provoqués par les guerres prolongées. Les besoins naturels et surtout les besoins artificiels, exacerbés par les crises et la misère, s’accroissent énormément. La production agricole ne réussit pas à suivre le rythme de la production industrielle : dans une économie mercantile, elle est incapable de reprendre rapidement après des débâcles. Après chaque guerre les rapports des pays producteurs avec les marchés de consommation sont complètement bouleversés et la lutte pour les réactiver se fait au prix d’un énorme gaspillage d’énergie et d’activité.

Au début du capitalisme les crises frappaient les groupes de pays les uns après les autres ; à notre époque d’absurdes liens financiers par dessus les frontières, elles tendent toujours plus à gagner la production industrielle dans le monde entier. Le système des empires coloniaux se heurte à chaque reprise à des résistances et des chocs plus grands.

Si nous considérons les premières crises de l’industrie anglaise décrites par Marx, qui se répercutaient avec une fréquence décennale sur les pays subordonnés, nous voyons qu’une rapide phase de misère équilibrait le blocage de la surproduction ; et la reprises s’effectuait sur une échelle toujours plus étendue. Puis nous voyons peu à peu, après la première guerre mondiale, dans la grande crise d’entre deux guerres qui éclata en Amérique, pendant et après la deuxième guerre mondiale, que lors des crises le bouleversement de l’économie mondiale est toujours plus profond et plus vaste, plus long à être surmonté et les oscillations brusques des actifs et des passifs des entreprises et des nations plus marquées que dans le passé.

27. Misère des risques croissants

Si nous avons fait ce bref rappel, dont la démonstration est établie sur des données économiques, c’est pour montrer que la précarité du salarié dans la société moderne ne se mesure pas à son niveau de vie dans les périodes où la machine productive est en pleine accélération, mais en prenant en compte la totalité de ses conditions de vie pendant les longues périodes de course au bord de l’abîme et de chutes périodiques dans celui-ci. Quel que soit le réseau d’assistance et de sécurité que la « civilisation » bourgeoise réussit à mettre sur pied, il est certain qu’en quelques jours ou quelques semaines toute protection du salarié, du sans-réserve, sans propriété et sans économies, disparaît si arrive la crise noire et le chômage galopant. Bien différent est le sort des classes qui disposent de réserves. En ce qui concerne l’économie occidentale et sa marche tant vantée vers le bien-être, la prospérité générale, nous mettrons en évidence les données économiques de l’inconsistance des défenses de celui qui ne possède rien d’autre que son emploi, son poste de travail, son job. Les provisions, les diverses fournitures, l’ameublement de son logement, la propriété même de ce logement dans le meilleur des cas, il ne les a en réalité qu’à crédit ; une crise économico-bancaire ou de circulation aura tôt fait de les faire disparaître, dès lors qu’il aura perdu son unique source de revenu, le temps de travail ; et le progrès technique, la croissance de la productivité, l’automatisation lui creusent sans cesse cette trappe sous les pieds.

Nous ne nous attardons pas ici à faire la démonstration économique, qui voit triompher les thèses fondamentales du marxisme ; nous montrons seulement l’échelle, le terrain, des risques sociaux de la classe prolétarienne moderne. Pour certaines couches et pour certaines périodes, ces risques passent inaperçus : par exemple pour le prolétariat anglais de l’époque classique ou pour le prolétariat américain d’aujourd’hui. Nous avons vu ces États capitalistes passer comme des salamandres à travers les guerres ; mais nous avons vu aussi comment la tempête de 1929–1932 les avait frappé, et qu’à la prosperity du nouveau pays guide du capitalisme, les États-Unis, faisait pendant la dure austerity de la fière Albion, désormais dépassée. Ces pays ne gagneront pas toujours les guerres ; le système économico-financier mondial ne fera pas toujours retomber le poids des crises d’anarchie productive sur les autres pays, qui, comme les pays européens plus petits, souffrent encore des maux de la dernière guerre.

Il est cependant difficile en l’état d’obtenir des prolétaires de Grande-Bretagne et d’Amérique une sensibilité à ces risques futurs, une réaction de classe. Si nous faisions voter ces masses dans un Conseil mondial des salariés, elles se prononceraient à l’heure actuelle pour le système capitaliste. En attestent l’histoire du trade-unionisme et du labourisme britannique, et celle des organisations syndicales américaines, enragées de conformisme, et qui ne servent même pas de base un parti politique vaguement distinct des partis bourgeois. Et il faudra répondre à l’argument habituel et insidieux : là-bas il n’y a pas de distinctions sociales qui s’aggravent continuellement, il n’y a pas de lutte entre les classes, il n’y a pas d’incertitude sur la bonne marche de la machine économique.

28. Comment définir la classe ?

Cette même question se trouvait au centre de la lutte menée par la gauche dans l’Internationale contre la proposition de faire entrer le microscopique parti communiste anglais dans le Labour Party. Lénine lui-même soutenait cette proposition comme extrema ratio du reflux de la vague révolutionnaire, qui pour nous était certain dès 1920 ; il ne préconisait cependant pas de chercher des appuis, ni du côté de la social-démocratie, ni du côté de l’anarcho-syndicalisme.

Dans le « Dialogue avec les morts », nous avons utilisé une puissante réponse de Lénine à cette question : sur quoi se fonde l’autorité dans le mouvement prolétarien ?[10] Lénine ne parle ni de nombre ni de décompte statistique, mais fait appel à la tradition et à l’expérience des luttes révolutionnaires dans les pays les plus divers, à l’utilisation des leçons des luttes ouvrières, même éloignées dans le temps. Le corpus des travailleurs révolutionnaires de tous les pays auquel il renvoie ainsi ceux qui sont toujours anxieux d’organiser des consultations pour résoudre les problèmes difficiles, ce corpus n’a pas de limites dans le temps ou dans l’espace, et ne distingue pas dans sa base de classe ni races, ni nations, ni professions. Et nous avons montré qu’on ne peut pas plus y distinguer les générations : les morts doivent y être écoutés comme les vivants, et, dans un sens que nous affirmons encore une fois ni mystique ni littéraire, également les membres de la société future dont les caractéristiques s’opposeront en tout à celles du capitalisme qui, selon Marx cité par Lénine, sont encore imprimées dans les coeurs et la chair des travailleurs actuels.

Cette très vaste unité dans l’espace et dans le temps est un concept dialectiquement opposé à ces fronts, à ces blocs infâmes qui s’affublent de l’adjectif ouvrier (ou bien pire encore, populaire). Il s’agit d’une unité qualitative, qui regroupe des militants de formation uniforme et constante, venus de tous les lieux et de toutes les époques. Seul le parti politique, le parti de classe, le parti international peut assurer une telle unité. C’est lui que revendiquèrent sans cesse Marx, Engels, Lénine, tous les combattants du bolchevisme et de la IIIe Internationale dans ses années glorieuses.

L’appartenance au parti ne dérive pas de données statistiques, d’une condition sociale donnée : elle est en relation avec le programme que le parti lui-même se fixe pour le monde capitaliste tout entier, pour le prolétariat salarié de tous les pays et non pour un groupe restreint ou une seule province.

La Gauche marxiste, italienne et internationale, n’a jamais accepté de se distinguer des opportunistes (à peu près partout attachés aux conceptions ouvriéristes les plus grossières) en adoptant la dénomination de Parti communiste ouvrier ou de Parti communiste des travailleurs.

Depuis le « Manifeste » qui a marqué notre ascension du mouvement social au mouvement politique, le parti s’est ouvert aux nonsalariés qui adoptent sa doctrine et son but historique ; et ce résultat désormais séculaire ne peut être ni annulé, ni masqué par d’hypocrites démagogies.

Nous avons dû récemment rétablir tout cela face à la soi-disant défense du « Parti » et de sa fonction que le XXe Congrès prétendait mener pour le seul parti russe, alors qu’on annonçait ouvertement dans les autres pays un élargissement supplémentaire de ces conglomérats obscènes qui s’appellent partis communistes (quand ils n’utilisent pas d’appellations plus informes) afin d’enterrer la scission historique de Lénine avec la IIe Internationale lorsqu’il dénonça les dégénérescences de celle-ci au moment de la guerre de 1914.

Et nous rappelions à cette occasion les points fondamentaux qui garantissent la vie intérieure du parti, non pas contre les défaites sur le terrain ou contre la diminution de ses effectifs, mais contre la peste opportuniste. Il suffit d’y faire une allusion rapide.

29. Vie intérieure ou parti de classe

Lénine, comme on l’a souvent rappelé dans les débats récents, était pour la règle du « centralisme démocratique ». Aucun marxiste ne peut discuter, même un moment, sur l’exigence du centralisme. Le parti ne peut exister si l’on admet que ses différentes parties peuvent agir chacune pour leur propre compte. Pas d’autonomie des organisations locales dans la méthode politique. Il s’agit là du résultat de vieilles luttes qui, au sein des partis de la IIe Internationale déjà, ont été menées, par exemple contre la liberté de manœuvre du groupe parlementaire du parti, contre le droit des sections locales ou des fédérations d’agir au cas par cas dans les municipalités ou les provinces, contre le droit d’en faire de même pour les membres du parti dans les diverses organisations économiques, et ainsi de suite.

L’adjectif démocratique signifie que, dans les organisations de base puis dans les Congrès, on décide par un vote. Mais un vote suffit-il à établir que le Centre obéit à la base et non l’inverse ? Cela peut-il avoir le moindre sens pour qui connaît les ravages de l’électoralisme bourgeois ?

Nous rappellerons encore les garanties que nous avons si souvent énoncées (et récemment encore dans le « Dialogue avec les morts »). Doctrine : le Centre ne peut modifier celle qui a été établie, dès l’origine, dans les textes classiques du mouvement. Organisation : unique à l’échelle internationale, elle ne peut s’élargir par agrégations ou fusions, mais seulement par adhésions individuelles ; les adhérents ne peuvent appartenir à un autre mouvement. Tactique : les possibilités d’action et de manœuvre doivent être prévues par des décisions de congrès internationaux et codifiées dans un système clos. La base ne peut engager d’actions que le centre n’ait pas décidées ; le centre ne peut inventer de nouvelles tactiques et de nouveaux mouvements sous prétexte de faits nouveaux.

Le lien entre la base du Parti et le centre devient ainsi une force dialectique. Si le Parti doit exercer la dictature de classe, au moyen de l’État et contre les classes ennemies, il ne peut y avoir de dictature du centre du parti sur la base. On n’évite pas une telle dictature en recourant à la démocratie interne, mais en respectant ces liens dialectiques.

Dans l’Internationale communiste il arriva un moment où ces rapports s’inversèrent : l’État russe commandait au parti russe, et celui-ci à l’Internationale. La gauche demanda en vain qu’on renverse cette pyramide.

Nous n’avons pas suivi les trotskistes et les anarchisants lorsqu’ils firent de la lutte contre la dégénérescence de la révolution russe une question de consultation de la base, de démocratie ouvrière ou paysanne et ouvrière, de démocratie de parti. Toutes ces formules simplifiaient trop le problème.

Nous recherchons les critères de l’autorité générale à laquelle le communisme révolutionnaire doit se soumettre, dans une analyse économique, sociale et historique. Il n’est pas possible de faire voter ensemble les morts, les vivants et ceux qui ne sont pas encore nés. Mais, avec le fonctionnement dialectique de l’organe parti de classe, une telle opération devient possible, réelle, féconde, bien qu’elle ne s’opère qu’au long d’une route difficile, jalonnée d’épreuves et de luttes terribles.

30. Les mesquines communautés périphériques

Sur sa puissante lancée, le socialisme a cherché puis trouvé la voie qui conduit à l’unification des formes de vie et des rapports sociaux de l’espèce humaine à travers un cours grandiose et mondial ; mais plus d’une fois il s’est trouvé face au même ennemi : la fragmentation, l’atomisation, la rupture en multiples îlots des ensembles sociaux et de leur vie. Ces tentatives allaient en sens inverse de la grande révolution capitaliste bourgeoise, qui a construit les édifices historiques unitaires que nous appelons États nationaux dans une lutte épique contre l’émiettement moyenâgeux.

Le marxisme a réfuté la prétention d’universalité de ces formations de l’histoire et leur prétention d’être arrivées à l’unité ; si elles ont fait disparaître les divisions verticales entre provinces, régions et communes, elles n’ont pas touché aux divisions horizontales de la population de leur territoire, qui opposent la classe dominée à celle qui a entre ses mains tous les leviers du système. Le socialisme ne se propose pas d’enlever à cette dernière des fragments de son pouvoir de classe, mais de lui enlever la totalité de ses moyens de domination, sans remettre en cause le résultat historique de la production associée en masse qui fait se mouvoir en un mouvement unique la production et la distribution toujours plus complexes et universelles des biens et des services.

Le socialisme a rassemblé les travailleurs de toute la nation en un bloc aussi uni et centralisé que l’État oppresseur ; mais il est allé beaucoup plus loin, en essayant d’unifier et de centraliser les partis prolétariens de tous les pays. Mille idéologies trompeuses se sont dressées contre cette voie unique de l’avancée révolutionnaire, contre cette unique façon de sortir des tenailles du système bourgeois international. À leur base on retrouve l’habituelle lubie de la liberté, reflet idiot de la tromperie fondamentale de l’idéologie bourgeoise : n’osant se vanter qu’en cachette d’avoir uni ses sujets, la bourgeoisie se glorifie au contraire bruyamment de les avoir un à un libérés de liens et de pressions séculaires. La jouissance de se livrer librement aux plus capricieuses contorsions, de vivre uniquement pour soi, que toutes les fallacieuses philosophies proposent à l’individu, le traitant d’esprit ou de chair, mais sans jamais parler d’espèce ou d’humanité, a pour conséquence, entre autres, de restreindre son cercle d’intérêt aux étroites limites familiales, puis locales. À une époque certains voulurent apporter des modifications à la théorie prolétarienne, en ne l’appelant plus socialisme, mais communalisme. Ils affirmaient, bien entendu que c’était un tournant à gauche. Parmi tous ceux qui se faisaient passer pour marxistes révolutionnaires, il s’en trouva un pour s’enthousiasmer de cette nouveauté : il s’agissait de l’éphémère socialiste du nom de Benito Mussolini, qui reçut alors la première de ses nombreuses corrections.[11]

31. Défilé de cordiaux ennemis mortels

La chronique de la politique italienne fourmille d’exemples des ces idioties fondées sur de petits groupes autonomes, des cercles étroits de petits intérêts locaux, qui croyaient pouvoir échapper aux tempêtes de l’histoire nationale et mondiale avec cet expédient indigne de la grande bourgeoisie comme du prolétariat, mais typique des classes petites-bourgeoises. En Italie, plus qu’ailleurs, ces classes sont des fanatiques de l’individualisme, du localisme ; libertaires et anarchistes en paroles, elles ne sont en réalité capables que de se coucher servilement devant le fouet de tous les pouvoirs. Les manifestations de cette manie sont inépuisables ; elles tournent toutes autour de l’association en groupes « libres », « spontanés », « autonomes », repliés sur des horizons étroits, apathiques et conformistes.

Que disait d’autre Mazzini lorsqu’il préconisait, dans ses formules économiques et sociales vraiment enfantines, les coopératives de production, même si sa République passait pour unitaire, contre la version fédérale de Cattaneo ? Mais le cas suisse montre que les petits groupes sont plus autonomes dans la république bourgeoise unitaire que sous les fameux gouvernements cantonaux. Que nous ont concocté d’autre les libéraux-radicaux de gauche vulgairement liés aux cliques et aux mafias locales dans l’unification étatique de Cavour, dans le clientélisme de Giolitti, avatar dégénéré d’un Piémont dominateur de petits royaumes féodaux, et modèle nostalgique du communisme des modernes « ordinovistes » qui, de leur côté, prenaient l’économie communiste intégrale pour le jeu de libres entreprises locales de production ?[12]

Et qu’ont inventé d’autre les réformateurs sociaux catholiques de Sturzo[13], du Parti Populaire, et de la Démocratie chrétienne, et, de façon plus générale, le mouvement de libération nationale antifasciste avec ses grotesques autonomies régionales qui laissent bien plus libre cours au parasitisme que le centralisme honni de la dictature fasciste ?

Même le mouvement, vite disparu, de d’Annunzio à Fiume, croyait imiter les formes soviétiques avec son corporatisme indépendant de toute force politique centrale.

Toutes ces manies localistes et provinciales ont été courtisées par le syndicalisme révolutionnaire sorélien et les divers groupes anarchistes qui ont toujours cru qu’il fallait arracher une à une ses victimes aux griffes du capital, plutôt que d’assommer celui-ci d’un seul coup.

Turin avait donné de puissantes contributions au Parti Communiste de Livourne par des actions défaitistes durant la guerre et par la participation à la Fraction antiparlementaire du Parti socialiste en 1919 ; elle fut cependant le siège de la version localiste et fragmentiste du mouvement des Conseils qui incitait les ouvriers à quitter le parti, et même à laisser vivre l’État italien, en donnant l’objectif de prendre, les unes après les autres, le contrôle et la gestion des entreprises industrielles.

Aujourd’hui, au moment des grotesques élections communales, véritable drogue du localisme italiote, il est apparu un nouveau mouvement, qui s’appelle « Communauté » ; il rêve de bases territoriales intercommunales pour fonder une vague société nouvelle. La caractéristique commune à toutes ces variétés est celle-ci : elles réunissent prolétaires, paysans, fermiers, métayers, boutiquiers, intellectuels employés dans des professions liées à l’affairisme capitaliste (dont l’exemple le plus frappant est la pseudoscience de l’urbanisme, qui s’imagine que la construction de bâtiments a précédé l’évolution sociale) et d’authentiques capitalistes déguisés en bienfaiteurs paternalistes.

Il est possible que longtemps encore les faiblesses démocratiques, libérales et libertaires qui infestent ce pays nous empesteront de tous côtés ; mais, bien distincts de toute cette idiote engeance, nous leur lancerons la formule avec laquelle nous avons lutté pendant et après la première Guerre mondiale, acceptant avec joie de relever le défi de la dictature fasciste :
Parti unique, avec comme devise : qui n’est pas avec nous est contre nous ; pouvoir unique, à conquérir et à exercer sans trêve contre toutes les forces opposées, contre toutes les oppositions, même sur le plan des idées.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. La référence à la source est erronée. Le numéro de volume et le numéro de page ne renvoient pas à l’édition des « Œuvres complètes » mais à la série « Ленинистий Сборник » (« Leninistij Sbornik », « Collection léniniste »), volume 4, publiée en russe par Kamenev en 1925. Lénine a écrit cette note en mars/avril 1921 dans le cadre de la préparation du pamphlet « Sur l’impôt en nature ».
    Le soulèvement des marins de Kronstadt, qui a duré de la fin février au 18 mars 1921, a été un facteur décisif dans la prise de conscience que la politique du « communisme de guerre » devait cesser pour affirmer le pouvoir des travailleurs en Union soviétique. Il s’agissait de considérer les véritables rapports de classe et la manière dont le prolétariat devait agir pour conduire la paysannerie dans la direction du communisme, malgré tout. Il s’agissait d’un « recul » nécessaire du point de vue des forces de classe afin que la paysannerie ne passe pas à la contre-révolution, autrement dit aux gardes blancs.
    Staline, qui n’a utilisé cette citation que pour montrer ce qu’il ne disait pas, s’est naturellement abstenu de mentionner la phrase suivante que Lénine avait écrite en latin dans son carnet : « Aut — aut. Tertium non datur », ou — ou, il n’y a pas de troisième. Il n’y avait donc pas d’alternative à l’introduction de l’impôt en nature et, plus tard, de la NEP si l’on voulait maintenir le pouvoir d’État prolétarien en Union soviétique.
    La citation de Lénine a été introduite pour la première fois dans la quatrième édition russe de ses « Œuvres » (volume 43, page 309) et à partir de la cinquième édition dans le volume 43, page 383. On la trouve désormais également dans les éditions en langues étrangères (En peut retrouver la citation en français dans le « Plan de la brochure ‹ L’impôt en nature › », Lénine, « Œuvres », tome XXXII, page 344). Dans tous les cas, cependant, rien n’indique que la citation ait été modifiée pour la rendre lisible, car Lénine l’avait considérablement raccourcie. Ce n’est que dans le « Leninistij Sbornik » que des ajouts rédactionnels prétendument corrigés sont documentés, comme nous le montrons ici :
    « 10–20 лет правильн[ых] соотн[ошений] с кр[естья]н[ст]вом и обеспеченная победа в всемир[ном] масштабе (даже при затяжке пролет[арских] р[е]в[олю]ций, кои растут), иначе 20–40 лет мучений белогв[ардейского] террора.
    Aut — aut. Tertium non datur. »

    Dans ses écrits et discours ultérieurs sur l’introduction de l’impôt en nature, Lénine ne se réfère pas explicitement à cette formulation dans son carnet, mais le sens transparaît partout, seulement exprimé de manière moins drastique. (sinistra.net)[⤒]

  2. Encore Boukharine ! Il défendait alors la position de la « guerre révolutionnaire », en dépit de la décomposition manifeste de l’armée. [⤒]

  3. L’opposition (dite « de gauche ») présentait cette NEP comme une manifestation de faiblesse à l’égard des paysans. [⤒]

  4. Opposition dont Zinoviev et Kamenev saisirent l’occasion, de concert avec Staline, pour arracher son commandement militaire à Trotski. [⤒]

  5. Puisque selon le tableau de Varga, la production de 1932 varie de 233 divisé par 126, par rapport à 1929, année de référence dans le tableau de Khrouchtchev, c’est-à-dire de 185 divisé par 100. [⤒]

  6. Les grandes lignes de cette étude ont été tracées dans « Programma Comunista » № 19 et 20 d’octobre 1956 et № 4 et 5 de mars 1957 (compte-rendus des réunions de Parti) et seront développées dans une brochure à paraitre. [⤒]

  7. Le titre de ce rapport, fait à la réunion du 26 et 27 juin 1954, est « Volcan de la production ou marécage du marché » publié dans l’organe du P.C. Internationaliste, « Programma Comunista ». Cf. en particulier le paragraphe « La mostruosa Fiat » dans le Nr. 5 du 7 août 1954. La réunion eut lieu après l’assemblée annuelle des actionnaires ou le professeur Valletta avait exposé le bilan de l’année 1953 utilisé dans le rapport ! [⤒]

  8. Voir la première séance de cette réunion, elle était consacrée à l’exposé : « Repli et déclin de la révolution bolchevique », dont le texte intégral se trouve sur « Programme Communiste », № 11, 1996.[⤒]

  9. Marx appelle « armée industrielle de réserve » les chômeurs.[⤒]

  10. Ce passage est reproduit sous le titre « Principes marxistes » sur le « Prolétaire » № 449.[⤒]

  11. Avant d’être le chef du fascisme et le dictateur de l’Italie, Mussolini, avant et pendant la première guerre mondiale, était membre de la gauche du Parti Socialiste et rédacteur-en-chef de l’organe central du parti. Il fut expulsé du parti socialiste lorsqu’il se mit soudainement à préconiser l’entrée en guerre aux côtés de l’impérialisme français. Grâce à l’argent de Paris (que lui avait apporté le socialiste Cachin, future figure emblématique du stalinisme français), il créa un Journal chauvin et belliciste, « Il Popolo d’Italia », qui, après la guerre deviendra l’organe du mouvement fasciste.[⤒]

  12. Mazzini était un républicain bourgeois dont Marx eut à combattre l’influence sur les prolétaires ; Cavour est le père de l’unité nationale italienne ; Giolitti un politicien bourgeois libéral. L’« Ordinovisme » (du nom du journal « Ordine Nuovo ») était un courant politique conseilliste, implanté à Turin, dont Gramsci était le chef de file. Lorsque Bordiga et d’autres membres de la Gauche dirigeant le PC d’Italie furent arrêtés par les fascistes, l’Internationale nomma les ordinovistes Gramsci et Togliatti à la tête du parti avec pour tâche de le discipliner en combattant l’influence de la Gauche.[⤒]

  13. Sturzo était le fondateur et l’idéologue de la Démocratie Chrétienne, parti qui resta aux commandes de l’État italien de manière quasiment ininterrompue de la fin de la guerre au début des années 1990.[⤒]


Source : « Il Programma Comunista », № 12, 13, 14, 1956

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