BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
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HISTOIRE DE LA GAUCHE COMMUNISTE
1912 - 1919

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Première Partie
Introduction | 1 - 5 | 6 - 10 | 11 - 15 |
16 - 20 | 21 - 24 | 25 - 29

Seconde Partie
1 - 10 | 11 - 20 | 21 - 30 | 31 - 40 | 41 - 50 | 51 - 56


Content:

La ligne historique de la gauche communiste des origines à la fin 1919 en Italie
16 - La Première Guerre mondiale
17 - Débats socialistes en temps de guerre
18 - Mai 1915: la conférence de Bologne
19 - La conférence de Rome, février 1917, et autres manifestations de la Gauche
20 - Caporetto et la réunion de Florence
Notes
Source


La ligne historique de la gauche communiste des origines à la fin 1919 en Italie

16 - La Première Guerre mondiale
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Si, en Italie, la vigoureuse lutte contre la guerre de Libye de 1911 avait constitué une excellente épreuve pour les forces prolétariennes, qui avaient déjà une tradition de combat contre les entreprises éthiopiennes de la fin du XIXe siècle et contre les exploits du colonialisme, la première décennie du nouveau siècle se préparait à clore, dans l'ensemble du cadre mondial et par diverses manifestations, la période idyllique des dernières décennies du siècle précédent. Il y avait eu les conflits pour l'expansion en méditerranée occidentale, réglés momentanément lors de la conférence d'Algésiras, et de nombreuses périodes de tensions entre la Grande-Bretagne et la Russie, qui se heurtaient au Moyen-Orient et en Asie, sans parler de la sanglante guerre russo-japonaise de 1905, qui provoqua la première révolution russe. L'attaque de l'Italie contre la Turquie causa la rupture de l'équilibre balkanique laborieusement tissé au Congrès de Berlin après la guerre russo-turque de 1878, et ce furent les deux guerres balkaniques de 1912: la ligue des États sujets contre la Turquie féodale, qui fut vaincue, et ensuite la nouvelle guerre entre les vainqueurs pour enlever à la Bulgarie la part du lion.

Les frémissements de tous ces conflits agitaient de façon toujours plus critique la politique extérieure des fameuses «grandes puissances», divisées entre deux alliances: la double alliance franco-russe, et la triple alliance entre l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie.

Les contradictions d'intérêts entre les différentes puissances, même alliées entre elles, étaient très complexes. Leur base se trouvait dans la conquête des marchés et dans le difficile partage des sphères d'influence coloniale, où la Grande-Bretagne et la France étaient à l'avant-garde. L'Angleterre s'était toujours tenue ostensiblement en dehors des alliances entre les États du continent, dans son fameux «splendide isolement», mais depuis plusieurs années l'écho de plus anciennes querelles, spécialement africaines, s'étant éteint, elle s'était alliée à la France par l'«entente cordiale». Au début du siècle, l'Italie, quoique liée par le traité de Triple Alliance aux Empires centraux, avait montré pour l'Entente une curieuse sympathie, et cette brillante politique extérieure chérie par les partis populistes et maçonniques était présentée aux lecteurs naïfs de la grande presse (mais ceux d'aujourd'hui valent-ils mieux?) comme des «tours de valse», permis même aux dames qui ne se décident pas encore à cocufier leur mari. La menace d'une guerre, qui, on le comprenait, ne pourrait être que générale, était évidente, et elle le fut aussi pour les socialistes des différents pays. Le Congrès de Bâle de novembre 1912 lança son mémorable Manifeste contre la guerre, en s'appuyant sur le développement des guerres balkaniques, qui tenaient en particulier l'Autriche et la Russie toujours sur le pied de guerre. Les principes établis à Stuttgart n'avaient pas même besoin d'exprimer «l'interdiction pour les socialistes d'appuyer la guerre nationale», mais ils invitaient la classe ouvrière et les sections de l'Internationale à accomplir tous les efforts pour empêcher l'éclatement du conflit et, au cas où celui-ci éclaterait, à agir pour le faire cesser «en profitant de la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste». La notion de prise du pouvoir politique est ici très claire, même si la formulation doctrinale pourrait être meilleure. On ne peut abattre le système social capitaliste sans renverser la domination politique de la bourgeoisie. Ceci est vrai en temps de paix. Le temps de guerre non seulement ne fait pas exception, mais présente aussi les meilleures conditions pour tenter d'atteindre ce résultat révolutionnaire.

Les mêmes idées avaient été confirmées non seulement durant le Congrès de 1912, mais aussi durant celui de Copenhague en 1910. Lénine souligna en 1915 que le manifeste de Bâle avait indiqué deux exemples historiques explicites: la Commune de Paris de 1871 et la Révolution russe de 1905 où, profitant des revers de l'Etat national dans la guerre, le prolétariat avait recouru à la guerre civile en s'insurgeant en armes, et dans le premier cas en conquérant le pouvoir (notion historique du défaitisme prolétarien). Dans les motions des congrès mondiaux de la IIe Internationale jamais n'avait pu prévaloir la formule insidieuse de la droite - condamnée pour toujours dans les écrits de Lénine comme révisionniste et opportuniste –, selon laquelle l'action des partis socialistes devrait être limitée dans les pays en guerre par la condition stupide de la simultanéité de l'action des deux côtés du front.

Si nous en revenons pour un moment au Parti socialiste italien, nous devons constater à nouveau que, malgré la longue lutte du courant révolutionnaire contre la droite, on n'était jamais parvenu à une formulation complète de la tactique du Parti en cas de guerre, et surtout en cas de guerre européenne générale. En matière d'anti militarisme, de telles questions avaient été agitées les années précédentes par les anarchistes et les syndicalistes soréliens, avec des orientations faussement radicales, telles que le refus personnel d'obéissance, l'objection de conscience et autres. On ne pouvait pas même parler d'un travail parfait du mouvement de la jeunesse socialiste, qui pourtant avait su le premier se distinguer des libertaires et combattre le réformisme lorsqu'il dominait encore dans le Parti.

Le drame de l'Europe commença par quelques coups de revolver que le jeune Prinzip tira le 28 juin 1914 à Sarajevo, capitale de la Bosnie, province slave sous domination austro-hongroise, tuant l'archiduc François-Ferdinand, prince héréditaire de l'Empire.

Le gouvernement autrichien attribua cet acte à une conspiration serbe favorisée par le gouvernement de Belgrade et par la dynastie anti-autrichienne des Karageorgevitch. Après des semaines agitées de veille, il notifia le 23 juillet à la Serbie un ultimatum qui imposait de très dures conditions. Quelques-unes d'entre elles furent refusées, et la situation, malgré des tentatives d'arbitrage, devint très grave. Celui qui mit fin aux atermoiements fut le tsar Nicolas de Russie qui, en soutien à la Serbie menacée d'invasion, ordonna la mobilisation générale le 30 juillet. Le 31 juillet le Kaiser suivit son exemple, et le 1er août il déclara la guerre à la Russie. Le même jour, l'Autriche mobilisa, et les avant-gardes de ses armées franchirent le Danube. Partout les troupes obéissaient, les réservistes se présentaient, partaient et combattaient. Une sensation de froid planait sur l'Europe. Le 3 août, l'Allemagne déclara la guerre à la France et intima à la Belgique l'ordre de laisser passer ses forces armées. La Belgique mobilisa pour se défendre. Le 4 août est le jour qui reste dans l'histoire: la Grande-Bretagne déclara la guerre en arguant de la violation du traité qui garantissait la neutralité de la «petite Belgique». Dans ses démarches hypocrites pour la paix quelques heures seulement auparavant, Londres avait déclaré en public et dans le secret diplomatique qu'elle ne se mettrait pas en mouvement. Si elle avait ouvertement annoncé le contraire, peut-être les autres auraient-ils hésité à faire les premiers pas irréversibles. La leçon de l'histoire est pour nous que, pour que la guerre éclate, il n'y a pas besoin de «provocateurs». Mais si on voulait les repérer, on ne devrait les chercher que parmi les «pacifistes». Aujourd'hui les choses ne sont pas différentes, et il en alla de même à la fin de l'été de cette autre année maudite, 1939.

Durant l'été de 1914, tout comme celui de 1939, nous autres observateurs italiens ne fûmes pas foudroyés sur l'heure par les télégrammes de la mobilisation, mais invités à une fenêtre d'où l'on observait l'incendie. Quelle chance! Et quel enseignement il a pu en sortir!

Le 4 août fut aussi mémorable parce que les socialistes atteignirent le sommet de la honte. À Vienne, à Berlin, à Paris, à Londres, c'est-à-dire des deux côtés de la fulgurante déchirure à laquelle les bourgeois ne croyaient pas encore eux-mêmes, les Partis socialistes, à l'unanimité, non seulement ne trouvèrent rien à dire au prolétariat et à leurs adhérents du haut de la tribune tant vantée que la démocratie leur concédait, mais ils affirmèrent que les ordres de guerre des gouvernements étaient justes, ne trouvèrent pas un mot d'opposition, et votèrent l'approbation de la politique de guerre et les crédits militaires. Les pouvoirs des États capitalistes eurent les mains plus libres que ne les auraient eues les anciens pouvoirs absolutistes et non constitutionnels, où le monarque avait le droit de déclarer la guerre sans le consensus ni le vote de personne.

Les socialistes parlementaires firent encore plus: ils entrèrent dans les gouvernements qui s'affublaient du nom ignoble d'union sacrée, comme Vandervelde, secrétaire belge de l'Internationale, et comme les Français, indifférents à l'assassinat de Jaurès, pourtant droitier, tué le 31 juillet par le nationaliste Villain; le seul qui mourut à temps dignement.

Les exceptions furent peu nombreuses mais glorieuses. Parmi les divers groupes à la Douma, celui de la gauche du Parti social-démocrate (les bolcheviks) prit une fière attitude d'opposition et se consacra à l'agitation dans le pays: il fut tout entier envoyé en Sibérie. Seule la pire partie des droites (menchéviks) et des socialistes-révolutionnaires et populistes vota les crédits de guerre: les groupes intermédiaires ne se salirent pas autant mais eurent une politique ambiguë.

En Angleterre, où les partis avaient aussi des positions différentes, le gros Parti labouriste appuya pleinement la guerre; le Parti socialiste britannique se comporta mieux, et le Parti indépendant du travail (Mac Donald) fut courageusement hostile à la guerre. Les Serbes donnèrent un véritable exemple d'internationalisme conséquent. Dans quel pays, pourtant, le motif de la défense nationale pouvait-il jouer davantage? Le seul camarade député, Laptchevitch, refusa le 1er août le vote des crédits de guerre. Le Parti socialiste bulgare se tint dans l'opposition.

Dans la situation tout à fait particulière, comme nous l'avons signalé, de l'Italie, on peut dire que tous les partis et groupes parlementaires s'opposèrent à l'intervention dans la guerre, qui était dans un premier temps exigée diplomatiquement par les alliés de la Triple Alliance. Le 2 août le gouvernement Salandra annonça que, ne se trouvant pas en présence du casus foederis (cas extrême prévu dans le traité d'alliance), l'Italie resterait neutre. Il ne rencontra aucune opposition de la part des catholiques et des partisans de Giolitti, mais seulement de la part du jeune mouvement nationaliste, qui, dans les tout premiers temps, fut favorable à l'intervention aux côtés des Empires centraux et, peu après, réclama à grands cris la guerre contre ceux-ci: ce qui, soit dit en passant, démontre que pour le grand capital industriel italien, qui finançait notoirement la presse des nationalistes, l'important était de faire la guerre à tout prix, peu importe de quel côté.

Ce qui nous importe nous c'est de dire ce qui se passa dans le Parti socialiste. Il est tout à fait clair que dès la première annonce du danger en Europe, qui signifiait formellement le risque d'une guerre aux côtés des Empires Centraux, gauches et droites se levèrent comme un seul homme contre la guerre, et cela dès la fin juillet. Pour les révolutionnaires, l'opposition à toute guerre était hors de discussion. La guerre en Italie aurait été si odieuse que même les réformistes et les «socialistes modérés» résolurent de manière radicale le problème qui se posait dans l'immédiat: comment empêcher la guerre si le gouvernement, par fidélité à ses engagements, la déclare et ordonne la mobilisation générale pour attaquer la France sur les Alpes? Les droites choisirent la solution révolutionnaire: on donnerait le mot d'ordre de l'insurrection armée! Turati, qui avait mille fois théorisé l'action prolétarienne non sanglante, déclara que, malgré son âge, il serait le premier à descendre dans la rue avec un fusil pour inviter les citoyens et les soldats mobilisés à l'insurrection et à l'insubordination. On s'aperçut vite que, malgré la portée et même l'incontestable sincérité de sa position, il n'aurait pas besoin d'en faire tant.

Les droites d'alors, comme du reste celles d'aujourd'hui, ont pour devise: à toute situation concrète, une réponse concrète. Jamais le Parti ne doit se poser ce problème inutilement abstrait: si la situation était autre, quelle serait la réponse à apporter? De telles velléités mettent les grands chefs politiques dans un grave embarras: pourquoi s'embêter à imaginer que toutes les forces en jeu se déplacent sur l'échiquier, les amis d'un jour se changeant en ennemis? Cela change et gâche tout, et on repousse le problème avec dédain: doctrinarisme!

Il semblait alors vide de sens de demander: si nous savons quoi faire dans le cas d'une guerre contre la France, c'est-à-dire tirer sur les officiers italiens, pourrons-nous savoir quoi faire dans le cas d'une guerre contre l'Autriche? Ceux qui pensent, comme nous, que les deux cas sont équivalents, peuvent avoir le droit de donner une seule réponse, mais ces messieurs qui voient entre les deux cas d'énormes différences pratiques ont précisément le devoir d'avoir deux réponses prêtes, s'ils ne veulent pas escroquer leur propre parti et leur propre classe.

Ceci n'est qu'un exemple, et il est tiré du passé, mais il est tout à fait concret; et la question éternelle de la tactique se pose - et se posera à l'avenir - toujours en ces termes. Il convient donc d'en tirer un bilan.

Entre août 1914 et mai 1915 tout, en effet, changea dans un sens diamétralement opposé, et l'autre guerre, la guerre en sens inverse, la guerre en faveur de l'Entente, fut discutée.

Celui qui le premier posa ce problème tactique ne fit donc pas étalage de doctrinarisme, mais démontra seulement une meilleure vision historique des faits pratiques.

S'il vous plaît d'appeler doctrinarisme l'attitude qui consiste à voir les faits non seulement lorsqu'ils surviennent et après qu'ils soient survenus, mais aussi avant, faites-le. Ce qualificatif nous plaît et même nous réjouit.

Depuis le 26 juillet, Mussolini élevait dans les colonnes de l'«Avanti!» le cri: À bas la guerre! Et il écrivit en toutes lettres: si vous mobilisez, nous recourrons à la force! Le 29 juillet, la direction du Parti lança un manifeste aux travailleurs après un vote du 27 en accord avec le Groupe parlementaire: on faisait allusion à la récente grève générale et on invitait le prolétariat à se préparer à de nouvelles épreuves de force.

Mais si le traité de la Triple Entente avait du jouer, ce n'aurait pas été seulement les Mussolini et les Turati qui auraient guidé les rebelles, mais aussi d'autres chefs politiques, et parmi ceux-ci les premiers à révéler leurs intentions furent ceux du Parti réformiste issu de la scission de 1912: une lettre de Bissolati à Bonomi du 2 août révèle qu'ils avaient demandé la neutralité mais visaient la guerre, contre l'Autriche s'entend.

D'autres groupes et partis, dont nous parlerons, se portaient sur ce terrain, et parmi eux non seulement les républicains, les radicaux, les francs-maçons, beaucoup de transfuges du syndicalisme-révolutionnaire et de l'anarchisme, mais aussi, en belle compagnie avec cette engeance, les nationalistes exaltés, précurseurs du fascisme. Il fut évident que la fermeté du Parti socialiste dans la lutte contre la guerre pouvait être compromise si on ne clarifiait pas de telles confusions, et si on ne discutait pas ouvertement les deux perspectives possibles, d'autant que la perspective pro-autrichienne des premiers jours d'août s'éloignait désormais à l'horizon.

Nous voulons nous rapporter à un article de la tendance d'extrême gauche du Parti, paru sous le titre A notre poste (6) dans l'«Avanti!» du 16 août, et écrit dix jours après l'éclatement de la conflagration générale. Cet article nous intéresse aussi en raison du «chapeau» qu'y accola le directeur du journal Mussolini, et qui annonce clairement la crise future.

La rédaction se déclara en effet d'accord sur le contenu de l'article, mais avança une distinction assez fragile entre socialisme logique et socialisme historique. Le révolutionnaire devrait être historique même s'il n'est pas logique. Le sens de cette palinodie était qu'il était logique de dire que, dans le cas de l'autre guerre, la position socialiste ne devait pas changer, mais que de fait cette autre guerre était… autre chose, que la France n'était pas l'Allemagne et que la défense n'était pas l'agression.

L'article était écrit, cela s'entend, précisément pour soutenir le critère opposé à celui de son chapeau.

Quelques citations suffiront pour éclairer l'exposition des thèses de la gauche, dans la mesure où elles n'étaient pas celles de tout le Parti italien (bien que celui-ci n'ait pas été emporté dans la ruine des autres partis européens), mais seulement de son aile la plus claire et la plus résolue (7).

Le «sentiment de vive sympathie pour la Double Entente» que révélaient beaucoup de camarades «ne répond pas aux principes socialistes dans le domaine des idées, et sert dans le domaine pratique à faire le jeu du gouvernement et de la bourgeoisie italienne, qui brûle d'intervenir dans le conflit.» Donc, la question de principe et la question historique étaient toutes les deux posées; et toutes les deux correctement.

La justification des guerres de défense était niée grâce à l'exemple de l'Allemagne, qui, selon les funestes déclarations du député socialiste Haase, était contrainte de se défendre face au danger russe. Toutes les patries étaient en réalité en état de défense, l'agression était un fait, l'attaque en était un autre. La violence guerrière (voir la guerre franco-allemande de 1870) a vite fait de transformer un agresseur en un envahi qui se défend. Et depuis ces jours lointains la théorie de la «responsabilité» a été démolie par ces paroles: «En réalité la bourgeoisie de tous les pays est également responsable de l'éclatement du conflit, ou mieux encore le responsable en est le système capitaliste, qui en raison de ses exigences d'expansion économique a engendré le système des grands armements et de la paix armée.»

L'article développait ensuite la théorie du militarisme bourgeois opposée au militarisme féodal; la démocratie élective était le terrain de culture du premier. L'article rappelait, contre des thèses polémiques connues, que la France avait toujours envisagé de faire avec la Suisse ce que l'Allemagne fit avec la Belgique. À propos de tout cet informe bagage rhétorique de la civilisation contre la barbarie, il évoquait la présence de la Russie tsariste féroce et sanguinaire parmi les champions de la liberté…

S'agit-il de sensibilité doctrinaire ou d'un cri d'alarme pratique?

«La tendance [à la guerre contre l'Autriche] couve dans l'ombre. Elle éclatera dans la rue si le gouvernement veut faire la guerre contre les Allemands, et peut-être assisterons-nous aux scènes de septembre 1911 [Tripoli], spécialement si nous nous laissons désorienter par des sentimentalités francophiles […]. Le gouvernement pourrait se sentir les mains libres, inventer une provocation allemande, agiter le drapeau du danger de la patrie et nous entraîner à la guerre sur la frontière orientale.
Demain, sous le poids de l'état de siège, nous verrons se répandre à travers le monde un autre mensonge officiel disant qu'en Italie aussi il n'y a plus de partis puisque tous sont confondus dans l'unanimité guerrière.
A notre poste donc, pour le socialisme!
»

17 - Débats socialistes en temps de guerre
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Il n'est évidemment pas possible de traiter ici de la lutte entre les deux alignements de partis qui se définirent en Italie, avec comme toujours des étiquettes à la mode: «neutralistes» et «interventionnistes». L'interventionnisme en faveur de la Triple Alliance disparut bien vite de la circulation et il resta en lice l'interventionnisme maçonnique, auquel les nationalistes s'adaptèrent tout de suite, au point d'en prendre la tête. Mais le grand public voyait dans les partisans de la neutralité dite absolue un prétendu front de socialistes (alors officiels), de catholiques et de libéraux giolittiens, tous opposés à la guerre contre les Empires centraux.

Quelle était l'exacte position des révolutionnaires, telle que la répétaient divers hebdomadaires de gauche des fédérations (parmi lesquels «Il Socialista» de Naples)?

Le sujet des propositions de neutralité ou d'intervention dans la guerre était l'Italie, l'État italien. Pour les démocrates poussifs, semblables à ceux qui aujourd'hui remplissent les sièges de la Chambre italienne en tant que délégués frauduleux du prolétariat, toute action et toute position politique se réduisent à une indication de ce que devrait faire l'État, comme si nous en faisions partie. Mais le parti de classe est l'adversaire, l'ennemi de l'État bourgeois, qu'il ne peut faire plier, et même détruire, que par sa pression et, dans des cas historiques extrêmes, par les armes. Nous, socialistes italiens, anti bourgeois, anti guerre et anti État n'étions donc pas alors neutralistes par rapport à l'État, mais interventionnistes dans la lutte de classe et demain dans la guerre civile, qui seule aurait pu empêcher la guerre. C'étaient eux, les bellicistes, les interventionnistes, les patriotes, les chauvins, qui méritaient le nom de neutralistes dans la lutte de classe, de partisans du désarmement de l'opposition révolutionnaire.

Nous disions donc alors que nous ne tolérerions pas un front politique, comme on le préconisait, avec Giolitti et les catholiques, pour la seule raison qu'en allant au pouvoir ceux-ci ne feraient pas la guerre. Si notre groupe parlementaire avait donné un tel appui, nous l'aurions désavoué, pour les mêmes motifs qui nous faisaient déplorer l'attitude des Français, des Allemands, etc. Ces gens n'avaient opposé à la guerre que des moyens légaux (comme celui in articulo mortis des trois cents cartes de visite à la porte de Giolitti en ce «mai radieux» de 1915), jamais l'action des masses.

Mais le problème important se posait à l'intérieur de notre Parti. Bien peu allaient jusqu'à admettre le défaitisme, tel que Lénine le théorisa, non seulement pour la Russie absolutiste, mais pour tout État impérialiste bourgeois. Et moins que jamais la droite turatienne, qui avait elle-même menacé de saboter la mobilisation quand le petit roi donnerait l'ordre de partir (alors que celui-ci défiait la colère du grand Guillaume qui lui aurait télégraphié: vaincu ou vainqueur, je me souviendrai de toi).

Au centre, on était porté par le vent de ces temps difficiles, et on était en train d'élaborer la tactique châtrée de Costantino Lazzari, homme aux nombreux mérites et aux erreurs aussi nombreuses, qui fut synthétisée dans la phrase: «ni adhérer, ni saboter». Peut-être la devise des charognes de 1963 vaut-elle mieux: «en cas de guerre ou adhérer ou saboter». La mauvaise formule de Lazzari signifiait qu'après avoir conjuré de toutes les manières la bourgeoisie de ne pas faire la guerre, une fois les premières colonnes parties on devait dire: bien, nous avons fait notre devoir, maintenant nous ne pouvons couper les pattes à l'armée nationale parce que nous ferions le jeu (ce fameux faire le jeu qui revient toujours) des armées ennemies prêtes à envahir et à dévaster le pays, consacrons-nous donc à une œuvre de Croix-Rouge civile, de pansement des blessures.

La consigne de la gauche était la suivante: à l'ordre de mobilisation répondre par la grève générale nationale.

Aucun Congrès ou réunion ne put discuter de ces graves alternatives. Le Parti, dans l'ensemble, défendit de toutes les manières et en toutes occasions sa consigne d'opposition à la guerre, à toute guerre. Quand les socialistes partisans de la guerre des Empires Centraux et de l'Entente vinrent en Italie, ils furent dûment rabroués et invités à rentrer chez eux avec leurs propositions corruptrices (Südekum l'Allemand, Lorand et Destrée les Franco-Belges).

La plus grave menace de crise vint de Mussolini, que les éléments de gauche essayaient en vain de retenir de commettre des erreurs fatales. Il existe une lettre autographe de lui (oh, elle n'est pas à vendre!) qui dit: «Vous devriez être à ma place… Tous les furoncles sentimentaux viennent à suppuration! Je reçois chaque jour des lettres qui me disent: laisserez-vous égorger la France?»

Et il ajoutait qu'il ne plierait pas. «Pour moi une guerre contre l'Autriche serait une catastrophe pour le socialisme et pour la nation.» Mauvais serment, avons-nous dit: ce ne serait pas (et ce ne fut pas) une catastrophe nationale, mais que nous importe? Nous étions là pour empêcher la catastrophe socialiste.

Mais ce n'étaient pas des furoncles: c'était un bubon, et il éclata, même si nous en fumes d'abord désespérés. Le 18 octobre 1914, l'«Avanti!» sortit avec l'article: De la neutralité absolue à la neutralité active et agissante. C'était le prélude à la thèse de la guerre.

Pas une section du Parti ne vacilla. Un bel exemple, et spécialement pour la fraction de gauche, de manque d'attachement personnel à un chef même brillant. La section de Milan expulsa Mussolini pour indignité, disait-on alors, politique et morale. Morale en raison des sous de l'Entente apportés par Cachin, grâce auxquels quelques jours plus tard sortait le quotidien interventionniste «Il Popolo d'Italia».

La Direction confirma l'expulsion, et nomma une nouvelle direction du journal: Lazzari, Bacci et Serrati. À la fin il ne resta que Serrati, homme d'une indubitable énergie.

Il se forma même une petite fraction disant que c'était ainsi que devraient être de toute éternité liquidés les traîtres. Il y eut des camarades, hommes et femmes, qui s'offrirent pour aller l'exécuter…

Il ne nous est pas possible de rapporter l'histoire de l'ensemble de la lutte politique qui se déroula en Italie, d'août 1914 à mai 1915, afin d'obtenir que le gouvernement du pays suive la ligne de la neutralité ou accepte d'intervenir en faveur de l'Entente. Les divers courants politiques traditionnels entrèrent presque tous en crise et beaucoup se divisèrent en deux camps opposés. Nous suivrons principalement les vicissitudes du Parti socialiste italien, qui ne connut pas de crise interne ouverte au cours de cette période. Nous avons déjà parlé de la désaffection de Mussolini, événement qui, pour employer un mot à la mode, fut spectaculaire, mais sans profondeur.

La caractéristique du mouvement interventionniste des fameux «faisceaux de combat», dont Mussolini devait garder le nom dans son mouvement d'après-guerre, fut de sortir du terrain de la simple pression parlementaire et légaliste, pour résoudre la question par une pression sur le gouvernement de l'État et sur la monarchie, et de faire appel résolument à un mouvement populaire, de masse, qui forcerait la main à Rome, y compris avec des méthodes violentes. La guerre est une violence, mais une violence légale et étatique. Les partisans de la guerre eurent beau jeu de camoufler leur conversion sous la formule de la «guerre révolutionnaire», une guerre non proclamée par les pouvoirs publics ou par le roi, comme le voulait la constitution, mais imposée par le peuple engagé dans un combat de type insurrectionnel.

Il fut facile à cette engeance de traiter les socialistes neutralistes de pacifistes par principe, et à l'injure de bellicistes d'opposer celle, alors classique, de «ventres à figues [lâches]».

Un des pâles historiographes de cette période de l'histoire italienne a relevé, sur un ton pleurnichard, que ce fut le premier exemple de viol de la liberté du parlement, et que cela prépara les derniers outrages qui, dans l'après-guerre, devaient inaugurer les vingt années de la dictature fasciste.

Toutefois, parmi les héritiers avoués du mouvement de libération nationale et anti-fasciste, il ne manque pas de gens qui revendiquent la violence nationaliste du mai radieux, et sont prêts à la déclarer en accord avec la meilleure idéologie démocratique. Et en même temps, au cours du long chemin de leur dégénérescence, ils en sont arrivés à condamner la violence quand elle sert non à obtenir une guerre, mais à abattre le pouvoir du capitalisme, qui devrait tomber au contraire par des procédés constitutionnels et non sanglants!

Les deux idées, celle de l'apologie de l'intervention en 1915 et celle de la condamnation de la marche sur Rome en 1922, vont ensemble, pour en donner un seul exemple, dans la boîte crânienne (bien dure, mais à son avantage!) d'un Pietro Nenni. Elles vont ensemble comme on peut en juger après ce demi-siècle dans lequel de tels individus ont parcouru toute la gamme des positions possibles.

Mais dès avant mai 1915 il y avait dans le Parti socialiste des militants qui posaient correctement la question de la violence d'État et de la violence de classe. Une brève note du «Socialista» de Naples (8), qui fit le tour des hebdomadaires du Parti, développait la critique du terme de neutralisme. Nous n'étions ni neutralistes ni pacifistes, nous ne croyions pas possible que le point d'arrivée programmatique puisse être la paix permanente entre les États. Nous déplorions que la lutte de classe, la guerre de classe, ait été suspendue, pour faire place à la guerre nationale. Notre perspective n'était pas de poursuivre la lutte de classe légaliste mais de combattre pour aller vers la guerre révolutionnaire prolétarienne, qui seule extirpera un jour les racines des guerres entre les peuples. Nous étions les vrais interventionnistes de classe, les interventionnistes de la révolution.

Tout autre était, naturellement, la position de la droite du Parti, désormais en minorité, mais qui contrôlait encore le Groupe parlementaire et la Confédération du travail, et avait dû seulement abandonner la direction du Parti. Cependant la position de la direction elle-même, qui passait pour l'expression de la fraction révolutionnaire intransigeante de Modène, Reggio Emilia et Ancône, était, elle, différente.

La droite et ce que nous pouvons désormais appeler le centre excluaient tout appui à un gouvernement de guerre, tout vote de crédit militaire, toute déclaration disant que le Parti «suspendrait» son opposition en cas de guerre. Mais cela était peu, très peu, c'était une espèce de politique des mains propres, digne de pacifistes et de neutralistes, non certes de révolutionnaires classistes. Quand viendrait la guerre ils pourraient dire: nous avons fait notre devoir et mis nos responsabilités à l'abri. On disait alors: nous avons sauvé notre âme!

18 - Mai 1915: la conférence de Bologne
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Le 19 mai 1915, en raison de la précipitation des événements, une conférence entre la direction du Parti, le Groupe parlementaire, la Confédération du travail et des délégations de la périphérie du Parti fut convoquée à Bologne (Reggio Emilia, Rome, Turin, Bologne, Catane, Florence, Gênes, Milan, Pise, Venise, Parme, Modène, Naples, Ravenne). Il y avait 20 députés, 19 membres de la Direction, 14 confédérés.

Nous ne savons pas si quelqu'un possède les procès verbaux de cette réunion et des autres qui suivirent pendant la guerre. A la date du 16 mai il n'y avait pas encore de censure, mais le compte-rendu de l'«Avanti!» est tout à fait incolore. La motion publiée est faible et ne sort pas du ton de la séparation des «responsabilités». Sans doute proclame t'elle «l'hostilité inébranlable du prolétariat» (qu'elle déclare pourtant «motivée par l'appréciation des intérêts nationaux et des buts suprêmes du socialisme») à l'intervention. Elle déclare valable pour toujours sa décision de voter contre une quelconque demande de crédits de guerre; mais elle se contente d'appeler les prolétaires à des manifestations et des meetings empreints «de discipline, de dignité et de puissance», après quoi les socialistes, conscients de «ne pouvoir être aujourd'hui les arbitres du monde capitaliste, sûrs d'avoir fait leur devoir pour eux-mêmes, pour le pays et pour l'histoire, face à l'Italie et à l'Internationale, diviseront et maintiendront séparées leurs responsabilités de celles des classes dirigeantes.» Dans des articles de l'«Avanti!», et dans le fameux discours de Turati à la Chambre pour refuser les pleins pouvoirs demandés par le gouvernement Salandra à la veille de la déclaration de guerre à l'Autriche, il revient une phrase malheureuse: Que la bourgeoisie italienne fasse sa guerre! La bourgeoisie italienne faisait sa guerre, oui, mais avec la peau des prolétaires italiens envoyés pour égorger les prolétaires autrichiens.

Selon les historiographes droitiers et centristes de cette période, c'est de la réunion de Bologne que serait née la célèbre phrase de Constantino Lazzari: «ni adhérer, ni saboter», phrase que le vieux socialiste aurait mieux fait de ne pas inventer. La formule et la politique pacifiste qu'elle exprimait rencontrèrent dès le premier moment une vive opposition dans le Parti. Serrati lui-même, directeur de l'«Avanti!», ne la partageait pas, quoique les diverses décisions de la Direction pendant la guerre aient toutes été faibles et hésitantes. Les apologistes de Lazzari dirent qu'il se consacra à sauver l'unité du Parti, et que son «honneur» fut de ne pas avoir adhéré au massacre.

À la réunion de Bologne, divers représentants de la fraction révolutionnaire intransigeante, parmi lesquels quelques membres de la direction elle-même, et les représentants de diverses fédérations, prirent une position tout à fait opposée non seulement à celle des parlementaires et des chefs confédéraux, mais aussi aux hésitations de la direction.

Nous pouvons reconstituer la position que prirent quelques délégués de la Lombardie, du Piémont, de la Romagne et du Mezzogiorno, bien qu'à tant d'années de distance il n'y ait pas de textes disponibles (9).

Avant tout ils affirmèrent que le problème éminemment politique de l'action à développer contre la guerre devait être affronté par les organes du Parti et accepté comme tel par les camarades ayant des fonctions parlementaires et syndicales. Ce grief se représentera dans tout le cours des luttes ultérieures et jusqu'à ce qu'on en arrive à la scission de Livourne.

Il y eut un heurt direct entre celui qui parlait pour la gauche du Parti d'un côté et les députés et dirigeants syndicaux de l'autre. Les députés voyaient la question sur le plan parlementaire. On savait que la majorité des députés était neutraliste, comme l'avaient prouvé les trois cents cartes de visite laissées à la porte de Giolitti quand le roi avait appelé Salandra. Giolittiens, catholiques et socialistes auraient pu «mettre la guerre en minorité à la Chambre.» La gauche se déchaîna contre cette perspective. Celle-ci transparaît malheureusement dans la motion votée, qui affirmait que la pression des interventionnistes du «rocher de Quarto» était «anticonstitutionnelle». Dès cette époque nous fîmes cette observation évidente: et alors? Nous sommes les premiers à aller contre la constitution bourgeoise!

La discussion avec les dirigeants de la Confédération ne fut pas moins tendue. Ils s'époumonaient à dire que la grève générale contre la mobilisation «ne réussirait pas», et défiaient les représentants des Bourses du Travail et des fédérations de métiers de donner des assurances de défaitisme. Nous leur lançâmes au visage: vous ne craignez pas que la grève ne réussisse pas, vous craignez qu'elle réussisse. Vous savez que les ouvriers sont furieux contre la guerre, mais vous n'osez pas donner le mot d'ordre de grève pour empêcher la mobilisation. Non que vous craigniez les conséquences de la répression, ce n'est pas de lâcheté que nous vous accusons, mais vous craignez de vous souiller par une trahison de la patrie. Vos préjugés bourgeois sont tels que vous pensez que même dans le cas d'une guerre non de défense du territoire, mais d'agression et de vraie conquête, comme celle où nous nous trouvons, le socialiste a le devoir de ne pas nuire aux opérations militaires de la patrie. Inutile de dire que la volonté de guerre du peuple italien est une ignoble mystification, provenant de la part de ceux qui considèrent comme coupable le fait de lever le poing contre une guerre qui est monstrueuse!

Quand Turati prit la parole pour répondre par des sarcasmes aux déclarations des «révolutionnaires» de la direction, il posa en préalable que la position de l'extrême gauche était cohérente et respectable dans sa logique, et que, sans la partager théoriquement, il prenait acte de son caractère conséquent.

Les commentateurs osent dire aujourd'hui qu'en Italie personne ne prit la même position que Lénine, pour le sabotage de toute guerre, même de défense. En réalité, comme cela ressort d'articles de l'«Avanti!» et de l'«Avanguardia» ainsi que de propositions faites dans les réunions de Parti, cette position fut prise par l'extrême gauche italienne, avant même que les thèses de Lénine aient été connues. Nous le prouverons par des documents dans la seconde partie, où il apparaîtra clairement qu'entre 1914 et 1918, et malgré l'absence de liens internationaux, la gauche révolutionnaire développa en une martelante succession, dans la presse du Parti, les thèmes fondamentaux du combat léniniste contre les suggestions de la propagande belliciste (d'autant plus insidieuse qu'elle est revêtue d'oripeaux démocratiques) dans les rangs du mouvement ouvrier. Et c'est un fait (récemment rappelé par un historien non suspect de sympathie pour notre courant) que la Gauche apporta dans l'«Avanti!» précisément à la veille de la déclaration de guerre, la seule parole classiste et internationaliste sans équivoque:

«Encore une fois, ô tremblants serviteurs du fait accompli, qui voudriez nous faire lécher la main qui nous a abattus mais non brisés, les deux voies opposées se dressent nettes et précises: ou pour ou contre le préjugé national et les scrupules patriotiques. Ou vers un pseudo-socialisme nationaliste ou vers une nouvelle Internationale. La position de ceux qui, en s'opposant à la guerre, ne cachent pas une duplicité misérable, ne peut être qu'unique, aujourd'hui que la guerre est un «fait accompli»: contre la guerre, pour le socialisme anti militariste et international» (Le «fait accompli», 23 mai 1915; voir IIe partie textes 23-24).

La vigueur de la pression de la gauche fut telle qu'on décida de tenir le mercredi 19 mai des meetings prolétariens pour conjurer la déclaration de guerre. Mais le mécontentement de nombreuses régions représentées à la réunion imposa la décision, non proposée par les vrais marxistes de gauche, de laisser la grève à la libre appréciation des organisations locales. C'était ce que demandaient les délégués de Turin, où les masses prolétariennes étaient en ébullition. Comme en tant d'autres occasions, il y eut les «événements de Turin», précisément le 19, avec abandon de toutes les usines, manifestations violentes et heurts dans les rues. Le préfet donna tous les pouvoirs aux forces militaires et le siège de l'AGO (Bourse du Travail, dirigée par la gauche) fut bestialement saccagé tandis que la soldatesque faisait sauter le goulot de milliers d'excellentes bouteilles tirées de la cave de la fameuse Alliance coopérative turinoise.

Une fois encore, les faits démontrèrent le courage et la résolution des prolétaires de Turin, et même le bon esprit révolutionnaire de ces camarades. Mais en cette occasion une erreur de nature «cyclique» fut commise. Turin se mit toujours en mouvement au mauvais moment, c'est-à-dire qu'elle eut du mal à admettre que certaines décisions de lutte de classe devaient être nationales et non locales. Avec une Confédération et un Parti italien qui n'avançaient pas, on ne pouvait rien faire, même avec une Turin aux organisations et coopératives puissantes. Le bon vin était inutile dans tant d'eau fétide des pompiers sociaux. Il a été difficile de faire comprendre cela aux camarades turinois, même à ceux de la meilleure extrême gauche! Turin a été la capitale du Royaume, mais elle ne put réaliser la Commune.

Les heurts se déroulèrent comme d'habitude. Les ouvriers des usines désertèrent le travail en blocs compacts et occupèrent les rues et les places. Quelques barricades se formèrent et la population des maisons appuya la manifestation et la lutte. Les dirigeants socialistes, syndicaux et parlementaires, s'employèrent à «calmer les esprits». Le Préfet et le ministère de l'Intérieur échangèrent quelques télégrammes, et la force armée intervint. Le siège ouvrier et socialiste de Corso Siccardi fut occupé. Un ouvrier fut tué. Beaucoup de blessés, beaucoup d'arrestations, même parmi les dirigeants, et ensuite les procès et condamnations en assises. Certes, le siège de Corso Siccardi dévasté fut restitué le 25 mai, mais entre-temps les ouvriers avaient été écrasés par la force de l'État central, et les nationalistes interventionnistes, rares à Turin, purent faire le tour de la ville en célébrant la guerre radieuse… Un premier schéma de ce que sera l'après-guerre, l'illégalisme bourgeois du fascisme, l'erreur fatale de la classe ouvrière de répondre avec la formule stupide: nous sommes là pour défendre la légalité, au lieu de relever le défi, qui est toujours la meilleure des solutions historiques.

Turin donna une répétition générale de ces mouvements voués à l'échec. Le tout jeune Gramsci, comme le raconte un des siens, théorisa la chose. Il ne savait pas encore s'il était neutraliste où interventionniste, idéaliste ou marxiste (et c'était pardonnable), mais il était aveuglé par l'admiration d'un fils de la pastorale Sardaigne pour la métropole super-industrielle. Il écrivit: «Turin représente en petit un véritable organisme étatique.» L'observation est menée finement, «dans le concret», mais elle débouche sur une voie non-marxiste. Un organisme étatique peut s'appuyer sur Sassari et Turin, mais le problème à poser n'est pas communal, il est supra-national, européen, mondial. Celui qui a un regard «immédiatiste» ne le voit pas.

La terrible guerre de 1915 - véritable charnier dont la seconde guerre, malgré les souffrances des populations civiles, n'a été qu'une pâle répétition - avec ses 600 000 morts officiels sur le terrain et ses dix batailles sur l'Isonzo, exaspérait la haine du prolétariat vis-à-vis de la classe dirigeante, qui s'abreuvait de sang en levant le drapeau démocratique, encore plus que quand elle leva ensuite, avec le militarisme en sourdine, le drapeau nazi-fasciste.

Le Parti socialiste maintint son opposition, mais il avait des phrases malheureuses (ces quelques phrases n'entraînèrent que peu de mal, mais elles constituaient la position de toute une partie du mouvement, sous le couvert d'une unité que nous avions déplorée ouvertement dès avant mai 1915). Ainsi les gauches de Turin (qui s'appelèrent ensuite les rigides) stigmatisèrent celle de l'ultra-droitier Casalini: «le Groupe socialiste du Conseil [ambition habituelle de piloter en sous-main la politique italienne], face à l'irrévocable, se propose d'utiliser ses forces pour que l'Italie ne s'affaiblisse pas moralement ou matériellement face à l'ennemi.» Casalini concluait par le double cri: Vive le socialisme, vive l'Italie! Aujourd'hui, ce cri, même sous sa forme: Vive le communisme, vive l'Italie!, ne scandalise même plus. Il n'y a plus de gens rigides, uniquement des mous.

Toutefois le Parti dans son ensemble tint un bon cap, au moins dans le domaine de la reprise des rapports internationaux. Il fut présent à Zimmervald (5-8 septembre 1915) et à Kienthal (24-30 avril 1916). Nous ne pouvons faire ici l'histoire de ces rencontres internationales et d'autres points notables, mais il faut relever que les délégations italiennes, composées, de manière prévisible, presque seulement de députés, parmi lesquels il y avait de vrais pacifistes convaincus, mais non de vrais marxistes révolutionnaires, ne purent refléter les positions de la vigoureuse gauche du Parti.

Voilà pourquoi le manifeste de la Gauche de Zimmervald signé par Lénine et Zinoviev ne porte pas de signature italienne. En effet, en raison de la guerre, les gauches italiens des années 1915 et 1916 ne possédaient pas de liens organisés en dehors de la direction du Parti. Les signatures italiennes du manifeste général de Zimmervald sont celles de Modigliani et de Lazzari. Lénine, on le sait, signa aussi ce texte, ouvertement anti-belliciste et qui condamnait ouvertement le social-patriotisme, en le considérant comme un bon «pas en avant vers la lutte réelle contre l'opportunisme, vers la rupture et la scission.» Il avait été écrit notoirement par Trotsky et reflétait aussi la position des spartakistes allemands, des héroïques Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg.

Plus loin (10), le lecteur pourra cependant trouver, à la date justement de 1916 (voir surtout les textes 26 et 28), un exemple caractéristique de la bataille menée par la gauche pour «la plus farouche intransigeance» dans la conservation et dans la défense des «frontières idéologiques» du Parti contre toute position intermédiaire et de compagnonnage, la classique, insidieuse position des «indépendants» si âprement fustigée par Lénine.

19 - La conférence de Rome, février 1917, et autres manifestations de la Gauche
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Pendant la guerre il ne fut pas possible de convoquer le Congrès national du Parti, mais on réussit à tenir à Rome (non clandestinement) une conférence les 25 et 26 février 1917. Tous les documents concernant cette réunion ne sont pas non plus disponibles, cependant elle démontra qu'il y avait dans le Parti deux positions ouvertement en conflit.

Trois points furent discutés. Le premier concernait les rapports entre la direction du Parti et le Groupe parlementaire. Ce dernier fut l'objet de nombreuses critiques. De tous les côtés on dit que la responsabilité incombait à la direction sur la base d'un principe fondamental: le Groupe, comme la Direction de la Confédération du travail, ne pouvait avoir le droit de faire une politique propre qui ne fût pas en tout point celle du Parti. Mais après deux années de guerre, le Parti était haï et combattu de tous côtés, et l'idée sentimentale de ne pas se diviser sur le vote concernant le rapport d'activité l'emporta. Trozzi, de Sulmona, qui était de gauche, présenta un ordre du jour de félicitations à la Direction. L'autre gauche, Zanetta, de Milan, un ordre du jour similaire consistant en une simple approbation. Le premier obtint 23 841 voix, le second 6 295. La chose aujourd'hui ne semble pas claire: le fait est que les droitiers, c'est-à-dire les réformistes contraires à la Direction, ne voulurent pas se compter, si ce n'est dans les 2 690 abstentions.

Un deuxième point concernait une conférence des partis socialistes des pays de l'Entente (Italie comprise), qui était convoquée à Paris. Il était juste de ne pas y aller quelles que soient les conditions. Mais, au contraire, on discuta sur un point secondaire, le fait que le parti français avait de sa propre initiative réparti les voix internationales italiennes entre notre Parti et celui, ultra-interventionniste, des réformistes bissolatiens. À l'extrême gauche, on ne manqua pas de relever que la IIe Internationale et le parti français étaient bien morts, mais on vota sur deux ordres du jour, presque semblables, de Bombacci et de Modigliani qui, également, ne disaient rien sur le principe. Finalement, on n'alla pas à Paris; mais l'argument du nombre de voix était mauvais.

Sur le vital troisième point - «la paix et l'après-guerre» - il y eut, au contraire, une nette division. La gauche obtint plus de 14 000 voix contre 17 000 au centre-droit. Quant à la motion présentée par la gauche, et inconnue des «spécialistes» de l'histoire du mouvement ouvrier, l'«Avanti!» put seulement affirmer qu'elle «développait une orientation théorique intransigeante sur les critères du Parti socialiste pour la paix et l'après-guerre.» Mais dans la sentence du procès de Turin, un an plus tard, avoir voté cet ordre du jour «proposant une action révolutionnaire pour mettre fin à la guerre» figurera parmi les circonstances aggravantes à la charge de l'accusé Rabezzana.

Les rares historiens auxquels nous avons fait parfois allusion se contentent, tout en ignorant le texte de la motion, d'exprimer leur stupeur sur le fait que la gauche ait recueilli autant de voix, sans abstentions, c'est-à-dire contre les force de la droite et du centre (direction) réunies. Les maniaques du décompte des voix font une horrible grimace quand ce principe, appliqué comme il faut, les met dans leur tort.

Nous donnerons sur ce point les quelques lumières que nous possédons. On notera que le texte de la motion Rossi (centre droit), qui fut approuvée, ne dit rien, se contentant de répéter qu'on approuve la ligne de conduite du secrétaire du Parti, dont l'action ultérieure devait s'inspirer. Le débat fut au contraire très profond. La guerre - dit-on - est arrivée, même pour l'Italie, et on n'a pas pu l'empêcher (pour beaucoup, on n'a pas osé ou voulu essayer de le faire). Mais la guerre finirait bien un jour et viendrait la paix. Que dirait le Parti? Et quelles seraient, dans cette période future de paix et d'«après-guerre» dont on parlait déjà, la politique et l'action du Parti?

L'aile pacifiste ne soutenait que certains principes vains, d'ordre démocratique bourgeois, sur les caractéristiques de la paix que les gouvernements nationaux devaient conclure entre eux, et se nourrissait de formules connues: paix sans annexion (position particulièrement stupide en Italie, où la guerre était justifiée par le désir d'annexer Trente et Trieste et quelques autres territoires) et sans indemnités (souvenir de celles imposées par Bismark aux Français), droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et Société des nations (ceci sera plus tard l'odieux wilsonisme, mais l'Amérique devait d'abord faire la guerre, avant de se mettre à diriger la paix). Naturellement, concernant les affaires internes, on demandait la démobilisation (belle invention!), le retour des libertés populaires, etc.

Les thèses soutenues par la gauche balayèrent toute cette vide idéologie archi-bourgeoise. Notre thèse était claire: la guerre était advenue parce qu'en régime capitaliste elle ne pouvait pas ne pas arriver (comme l'avait rappelé Zimmervald), et la question n'était pas de se prélasser dans une nouvelle ère de paix, mais de se poser le problème d'empêcher de nouvelles guerres. Quels moyens le prolétariat a-t-il à sa disposition? Un seul: renverser le capitalisme. Donc, si le programme d'aujourd'hui (1917) n'a pas su arrêter la guerre au moyen du défaitisme, le programme de l'après-guerre devra être celui de la prise du pouvoir par le prolétariat et de la révolution sociale. Le prolétariat, durement éprouvé par une guerre désastreuse (encore victorieuse à l'époque, malgré le lent mouvement des fronts), accueillerait favorablement cet appel du Parti pour arracher par des moyens révolutionnaires le pouvoir à la bourgeoisie belliciste, et il n'avancerait pas la revendication inoffensive que cette même bourgeoisie devînt pacifiste.

L'objectif socialiste, après la guerre, ne serait pas la paix mais la révolution de classe: voilà ce qu'on disait à Rome, voilà la revendication de la Gauche dont les filous d'aujourd'hui ont tout dit quand ils la définissent comme «théoricienne». C'est précisément parce que vous n'êtes pas des «théoriciens» que vous êtes devenus des traîtres pourris! Et la meilleure preuve en est votre pacifisme, qui se répand partout, jusqu'à Moscou, et surtout à Moscou.

Dans le volumineux dossier des actes du procès de Turin cité plus haut (aujourd'hui à l'Archivio di Stato de Turin), se trouve entre autres une brochure clandestine intitulée «Memoria al Partito Socialista della Federazione giovanile italiana», du 24/5/1917, dans laquelle est incluse la motion de gauche battue de justesse à Rome et qui avait été censurée dans toute la presse du Parti.

Le texte de la motion que nous avons exposé ci-dessus peut apparaître faible par rapport aux idées défendues à Rome par la Gauche révolutionnaire. Toutefois ce document supplémentaire servira à montrer que les idées de l'extrême gauche du Parti étaient bien celles-là. Et il faut aussi tenir compte du fait que, indépendamment de la signature personnelle ou des signatures que portait la motion, elle fut indéniablement le résultat d'un accord entre les éléments les plus résolus et d'autres qui n'étaient peut-être pas complètement à leur niveau, comme le dénombre le score élevé de 14 000 contre 17 000. Il faut aussi relever que, d'un point de vue purement formel, on dut peut-être atténuer l'expression de la motion, dans l'espoir qu'elle pût être publiée dans l'«Avanti!» sans encourir les foudres de la censure. Voici donc le texte tel qu'il fut inséré dans le petit mémoire des jeunes et dont il n'est pas sûr qu'il soit totalement fidèle à l'original:

«La Conférence nationale socialiste se sent une sûre interprète du prolétariat italien et mondial quand elle invoque la fin de la présente guerre meurtrière, dont la poursuite est en opposition aux buts et aux aspirations des classes travailleuses.

Quelles que soient les situations militaires et politiques contingentes des Etats en conflit, la Conférence pense que le Parti socialiste doit faire tous ses efforts pour la cessation de la guerre, qui s'est avérée incapable d'arriver à une solution d'un point de vue militaire.

Estimant que le mécontentement qui se propage actuellement du fait des cruelles conséquences de la guerre doit être pris sérieusement en considération, et que le Parti doit se proposer de le canaliser dans une action consciente et généreuse de solidarité envers les victimes de la présente situation, éclairée par les raisons socialistes de l'aversion prolétarienne contre la guerre.

Mettant tous ses espoirs en une paix durable, sans nouveaux conflits armés, dans l'action de classe énergique du prolétariat international, libéré des entraves des préjugés bourgeois, elle souhaite que l'action pour la paix du Parti socialiste se concrétise par les mesures suivantes:
Renforcement de l'activité de propagande et d'organisation du Parti dans les sections, dans les fédérations provinciales et régionales et dans les rapports entre ces organismes et la Direction centrale, selon le plan de fonctionnement interne dont elle confie l'étude à la Direction, de façon à ce que le Parti lui-même soit prêt à remplir sa tâche en toute éventualité;
Renforcement du mouvement des femmes et des jeunesses socialistes, ainsi que des rapports avec les organisations syndicales sur la base des tendances anti bourgeoises et anti bellicistes des travailleurs organisés;
Travail énergique de reprise des relations internationales avec le mouvement socialiste contre la guerre dans les autres pays, suivant les délibérations déjà votées;
Action parlementaire qui soit un écho fidèle et explicite de la pensée socialiste, et réaffirme à toute occasion la revendication de la paix, avec une sûre intransigeance et sans contacts avec les courants pacifistes bourgeois;

La Conférence fait appel à tous les camarades et à tous les organes du Parti, pour qu'ils sachent accomplir tout leur devoir contre les séductions et les menaces de l'adversaire, au nom de la solidarité internationale des travailleurs et pour l'avènement inévitable du socialisme.»

Peu après la conférence de Rome, la Direction du Parti continuera à s'en tenir à la politique hésitante et incolore qu'elle avait défendu contre de fortes résistances à la réunion de février. Entre-temps étaient arrivées les nouvelles de deux importants événements: la première révolution en Russie et l'intervention des Etats-Unis dans la guerre. La droite du Parti tendait à les utiliser en sens opposé à l'opposition de classe résolue à la guerre, dans la mesure où l'Entente semblait avoir accentué sa coloration démocratique de par la présence de la Confédération américaine et d'une Russie devenue démocratique, et dont les bourgeois croyaient qu'elle aurait continué activement la guerre anti-allemande. La Gauche du Parti ne manqua pas de réagir à cette orientation équivoque, en réaffirmant les positions internationalistes (voir, entre autres, le texte 28).

La Direction poursuivit selon sa mauvaise habitude de traiter tous les sujets lors de réunions communes avec le Groupe parlementaire et avec la Direction de la Confédération du travail. Une première réunion eut lieu les 9 et 10 avril 1917, et, naturellement, en l'absence de représentants des organisations de base, il n'apparaît pas d'affrontements entre positions divergentes. Le communiqué fait allusion aux nouveaux événements que nous avons indiqués avec des phrases incertaines de ce genre: «On a envisagé […] les différentes situations dans lesquelles pourrait se trouver le PSI, aussi bien pendant qu'après la guerre, et on a prévu dans les différents cas les diverses attitudes que le Parti devrait tenir pour conserver à son action son net caractère de classe, tout en tentant d'utiliser toutes les données objectives pour agir dans l'intérêt du prolétariat.» Le communiqué fait ensuite allusion à la nécessité de déjouer les piège d'autres partis désireux de se refaire une virginité politique, en se référant clairement à l'exploitation électorale des mérites du Parti Socialiste durant l'après-guerre. Mais, pour arriver à l'habituelle unanimité, il continue: «Sans pourtant refuser de s'appuyer sur l'ensemble des forces favorables dans le pays afin que les aspirations du Parti [censuré] atteignent sûrement leur but.»

Le 25 avril eut lieu une réunion du Conseil de la Confédération du travail, qui salua le peuple russe, souhaita la paix, proposa certaines mesures de caractère économique, d'assistance et réformistes, pour l'après-guerre, et invita «le prolétariat à veiller à ce que la bourgeoisie n'exploite pas la situation anormale pour briser les revendications auxquelles la guerre lui a donné un droit incoercible.»

Une autre réunion semblable eut lieu le 8 mai à Milan uniquement avec des représentants des sections de Milan et de Turin. À l'Archivio di Stato de Turin nous avons trouvé une circulaire du 20 mai qui reproduit les deux ordres du jour intégralement, c'est-à-dire avec la partie censurée dans l'«Avanti!». Le premier fait allusion à la lutte pour la paix du prolétariat international et aux caractères démocratiques de celle-ci tels qu'ils avaient été revendiqués par les socialistes russes (il s'agissait à l'époque des mencheviks et des populistes prédominants dans les Soviets). Un second ordre du jour se référait aux manifestations (contre la guerre) qui se déroulaient en différents endroits d'Italie et s'exprima d'une manière pour le moins équivoque: «Il remarque le caractère spontané, fatal et humain, de ces mouvements, et met en garde le gouvernement contre toute action qui n'en apprécierait pas toute la signification profonde et prémonitoire. Il déclare que le devoir des socialistes est d'assister le prolétariat, également [sic!] dans ces circonstances, et il les engage dès maintenant à cette défense fraternelle. Mais, en même temps, conscient du caractère délicat de la situation, [?!] et face à des tentatives tendant évidemment à rejeter sur le Parti socialiste des responsabilités qui ne sont pas les siennes, il avertit les organisations et les militants: 1) que plus que jamais ils doivent comprendre la valeur matérielle et morale de la discipline […]; 2) que l'initiative d'agitations de caractère politique général incombe et doit incomber aux seuls organes directeurs du Parti. Il invite donc les organisations et les militants à ne pas prendre d'initiatives isolées et partielles, car elles pourraient compromettre la force que le Parti socialiste a indéniablement acquise face à la guerre, et qui servira au moment opportun à réaliser ce programme politique et social que le PS s'apprête à défendre vigoureusement.»

À la suite de cette réunion, le 16 mai fut publié un manifeste des trois organismes, intitulé: Pour la paix et pour l'après-guerre: les revendications immédiates du PS. Le manifeste rappelait les principes de Zimmervald et détaillait les caractéristiques démocratiques de la paix. Il énumérait ensuite des revendications propres à l'Italie, qui sont celles dont on abusera largement dans l'après-guerre: république, suffrage universel, abolition du secret en politique étrangère, développement des autonomies communales et régionales et décentralisation générale (!), réformes de la bureaucratie et de la justice, politique du travail, répression de l'émigration, travaux publics, nationalisations, etc. Il ne manquait pas de répéter la phrase usée: reconnaissance effective du droit à une existence digne et humaine pour tous les travailleurs, avec les habituelles références aux vieux réformistes de toujours. Pour la terre, il demandait timidement la socialisation, à commencer par les œuvres pieuses (!) et par les terres incultes, puis il avancait la formule: la terre exclusivement à ceux qui la cultivent directement. Et ainsi de suite, avec d'autres petites formules économiques qu'il ne vaut pas la peine de rapporter.

Entre temps, l'atmosphère sociale italienne était en train de devenir incandescente. De toutes parts les délibérations de la réunion et le manifeste, publiés par l'«Avanti!», suscitèrent de vives réactions. Celles des Jeunesses, qui reprenaient à leur compte la motion minoritaire à la réunion de février, fut très vive, et beaucoup de sections émirent des votes analogues. Les actes du procès de Turin rappelaient les sections et fédérations de Vercelli, Novara, Alessandria, et surtout Turin, qui repoussèrent l'invitation, à ne pas faire de manifestations pour obtenir la fin du conflit et affirmaient: «Une tâche de tout premier plan du Parti socialiste est de conduire le prolétariat à imposer la paix en utilisant tous les moyens que peuvent lui offrir les circonstances, et de préparer et d'organiser à cette fin les forces de la classe ouvrière.»

Mais le document le plus significatif de cette rébellion de tout le Parti contre la faiblesse des organes centraux fut l'ordre du jour voté par la section de Naples le 18 mai 1917, qui circula dans le Parti et qui peut être considéré comme représentatif de la position politique de la Gauche. En raison de son importance et de son caractère systématique, nous le reproduisons intégralement dans la seconde partie (texte 27).

Après avoir réaffirmé le rapport de principe entre capitalisme mondial et guerre, ce texte niait toutes les modalités de la paix dont on prétendait qu'elles pourraient en assurer la perpétuité avant que le système bourgeois ne soit renversé. Il indiquait que le programme de l'après-guerre ne pouvait être que l'assaut contre le gouvernement bourgeois pour l'abattre. Il relevait le mécontentement des masses et affirmait qu'il devait être encouragé et encadré dans le Parti. Il déplorait l'habitude de la direction du Parti de subordonner ses décisions au Groupe parlementaire et à la Confédération du travail, dont l'orientation devait venir au contraire du Centre du Parti. Enfin, il souhaitait que le Parti sache accomplir son devoir en se mettant à la tête du prolétariat en lutte. C'était précisément les thèses défendues dans le débat de la réunion de Rome, et elles sont exprimées ici avec une extrême clarté.

20 - Caporetto et la réunion de Florence
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L'été 1917, la guerre se déroulait encore dans la boue des tranchées. Ce fut Claudio Treves qui eut le malheur de prononcer la célèbre phrase: «Cet hiver, plus un homme dans les tranchées.» Cette phrase, bien que résolue, n'était pas révolutionnaire. Au fond, elle exprimait la vieille idée réformiste selon laquelle la pression du prolétariat amènerait les classes dominantes à trouver le chemin de la paix. La gauche posait au contraire clairement l'autre solution: mettre fin à la guerre en renversant la bourgeoisie et sa domination. Treves voulait réellement la fin du conflit, mais justement pour éviter qu'il ne débouchât sur une guerre civile.

Il y avait eu une autre réunion de la Direction les 23 27 juillet 1917. Elle décida de participer à la réunion des socialistes de l'aile zimmerwaldienne convoquée à Stockholm pour le 10 août en prévision d'une autre réunion de tous les Partis socialistes de la IIe Internationale convoquée par les socialistes russes, réunion pour laquelle les zimmerwaldiens n'avaient pas apprécié que les Russes (alors encore de droite) aient invité les socialistes coupables d'avoir appuyé la guerre. Ces réunions de Stockholm n'eurent pas lieu, comme on sait, et d'autres convocations eurent au contraire lieu dans le camp équivoque de la IIe Internationale.

Il est probable que cette réunion de la Direction, les manifestations qui la suivirent et la tension générale qu'il y avait en Italie, où se dessinait une violente réaction contre le Parti, provoquèrent la réunion à Florence d'un comité de la fraction de gauche sur la constitution duquel nous ne pouvons donner de documents, mais seulement reproduire une importante circulaire du 23 août 1917 qui se réfère à la convocation du XVe Congrès national du Parti socialiste (ensuite renvoyé à l'automne de l'année suivante), et qui annonçait qu'à l'occasion de la dernière réunion de la Direction, certaines sections et fédérations, «de Milan, Turin, Florence, Naples et d'autres plus petites, ont décidé de constituer le premier noyau de la fraction intransigeante révolutionnaire.»

Nous reproduisons dans la seconde partie (texte 30) le texte de cette circulaire qui, tout en n'ayant pas une orientation théorique précise, exprime bien une orientation tout à fait opposée à celle, insatisfaisante, de la Direction du Parti.

Lors les mouvements d'août 1917, ce furent encore une fois les ouvriers de Turin qui menèrent une véritable action de guerre de classe. La gravité de la répression et la violence du procès, devant un tribunal militaire, intenté à tous les chefs locaux du Parti, y compris Serrati lui-même, qui était courageusement accouru, étant donné que la censure remplissait de pages blanches tout le journal, sans compter les très vives discussions qui s'en suivirent au sein du Parti et la coïncidence historique de la défaite de Caporetto survenue peu après, formèrent autour de ces mouvements presque une légende. L'habile marxiste Treves put condamner l'erreur du «localisme», tandis que les Turinois reprochaient justement au Parti de les avoir laissés seuls. Dans la polémique ils ne surent pas dire que le mouvement était resté local parce que, se trouvant sous la pression des Treves et de leurs traditions, et précisément parce que celles-ci n'avaient pas de caractère infâme, la proposition d'un mouvement «national-simultané» et non local aurait dû passer sur le corps des Turati et des Treves avant de triompher. C'est d'ailleurs ce que, dans tout le reste de l'Italie, la gauche répondit à la «Critica sociale», en posant ouvertement l'exigence de la scission du Parti comme condition pour prendre les armes lors d'une action révolutionnaire.

De plusieurs côtés on déformait la vérité sur le mouvement de Turin, même si c'était en faveur des ouvriers et de la vigueur de la direction socialiste à demi de gauche, et ceci provenait du fait que les bourgeois échafaudaient un rêve, celui d'une répression à l'échelle nationale des «défaitistes», que le fascisme réalisa par la suite. Il est exagéré de parler de centaines de morts, de milliers de blessés, mais il est de fait qu'il y eut une cinquantaine de morts, dont deux ou trois seulement du côté des forces de l'ordre. On partit d'une protestation pour le manque de pain, puis la foule et les organisations proclamèrent leur haine de la guerre. Les ouvriers prirent les armes qu'ils purent, et les soldats leur en donnèrent quelques-unes. Les femmes attaquèrent les blindés et il fallut un déploiement de forces énorme, des milliers d'arrestations de manifestants et de militants socialistes, et une pression morale inouïe sur les parlementaires et les chefs syndicaux ouvriers, pour désarmer le mouvement, avec l'habituelle invasion du Corso Siccardi, puis le procès fracassant avec de lourdes condamnations.

Il faut relever que les ouvriers de Turin ne manquaient pas plus de pain qu'ailleurs, et que la tranchée ne leur faisait pas peur car ils étaient exonérés du service par leur appartenance à des usines de production de guerre. Ils défièrent même le châtiment d'être envoyés au front par la perte de leur «brassard bleu» si envié. Comment nier que ce fut un fait politique, et non économique, qui poussa à la lutte une telle avant-garde ouvrière?

Il fut facile de démontrer à de vrais militants ouvriers qu'il était faux de dire que les mouvements de Turin travaillaient à la victoire des autrichiens. Si la Turin ouvrière avait pu vaincre à elle seule, cela aurait été la meilleure invitation faite aux travailleurs de Vienne et aux combattants du front autrichien pour qu'ils se soulèvent. La campagne de la plus répugnante bourgeoisie d'Europe pour prouver que le «complot» de Turin avait préparé la déroute de Caporetto, plus que ne l'avait fait la phrase de Treves citée plus haut, était donc vaine.

Turin donna un grand exemple, avec un héroïsme de classe qui marqua une étape sur la voie de la préparation du mouvement communiste italien, jusqu'à d'autres événements, contraires eux, que nous trouverons sur notre chemin.

La défaite militaire, qui donna aux autrichiens une bonne partie de la Vénétie, provoqua de vives réactions. Les interventionnistes se jetèrent sur la revendication de la «défense du territoire national», en espérant faire s'écrouler la position des prolétaires et des socialistes, pour qu'on arrive, aussi en Italie, à l'union sacrée et à la concorde nationale totale, et ils pensèrent que le Groupe socialiste de la Chambre se prêterait au jeu. Il s'en fallut de peu, il est vrai. Si la Direction du Parti n'en était venue à résipiscence, et si tout le Parti ne s'était mobilisé, malgré les difficultés de la situation, pour la soutenir, le «désastre» serait arrivé. Au cours des années suivantes, avant et longtemps après la scission du Parti, nous nous sommes demandé si cela n'aurait pas été préférable!

Mais, en ces heures là, tandis que les vrais italiens opposaient (très platoniquement) le barrage de leurs poitrines aux «hordes» autrichiennes, beaucoup de militants du Parti couraient à Rome faire barrage à la trahison des députés socialistes. Nous pûmes la conjurer en les retenant presque physiquement sur la route du Quirinal, alors que, dit-on, Turati s'était déjà habillé afin d'y aller (en frac ou pas, peu nous importait). Sans donner de noms, un épisode est révélateur de la situation. Un bon camarade de la gauche arrive tout essoufflé à la Direction du Parti, où un groupe de la fédération de la Jeunesse exhorte et conjure le brave Lazzari de tenir bon. Lui, arrivant avec les nouvelles fraîches de la salle de rédaction, halète: il paraît qu'on les a arrêtés à Piave, sans reculer davantage! Nous, nous pensions arrêter le Parti sur la voie de la défaite de classe, et nous le regardâmes, ébahis: en lui parlait déjà le complexe de la défense de la patrie et des petits drapeaux tricolores sur la carte de géographie. Dans nos têtes et dans nos cœurs il y avait tout autre chose, et nous voyions - peut-être un peu ingénument - un drapeau rouge qui jusqu'alors avait été préservé, traîné dans la boue. Nous le lui criâmes au visage.

En octobre et novembre (la fameuse «déroute» et l'abandon des armes eurent lieu le 24 octobre 1917) continua dans le Parti ce véritable corps à corps qui plus tard devait servir à conférer un mérite indu à nos droitiers vacillants, celui de ne pas s'être déshonorés. Le fait est que nous fûmes si décidés et actifs qu'ils ne purent se débarrasser de leur… honneur!

Lazzari et la direction étaient alors fermement décidés à empêcher ce qu'une forte majorité des députés voulait faire: sinon entrer dans un cabinet de «défense nationale», du moins ne pas refuser leurs voix à tel ministère et aux crédits pour la défense. C'était un résultat qui sembla important aux jeunes de l'aile marxiste d'extrême gauche, et pour le moment on tut la divergence sur la question du sabotage de la guerre, que Lazzari avait désavoué. Dans la pratique, les prolétaires mobilisés avaient appliqué le défaitisme, bien que de manière insuffisante, en désertant le front. Ils avaient jeté leurs armes au lieu de les garder pour des actions de classe, comme cela se passait à la même époque sur le front russe; et s'ils n'avaient pas tiré sur leurs officiers c'était parce que les officiers s'étaient enfuis avec eux au lieu d'empoigner les historiques pistolets de l'Amba Alagi de 1895-1897 (autre grande époque italienne) dans la tentative d'arrêter leur fuite.

Les masses avaient compris ce qu'elles pouvaient comprendre tant que le Parti révolutionnaire ne les éclairait pas davantage.

Mais pour Lazzari et la direction il s'agissait maintenant d'empêcher que le Parti socialiste ne s'unisse au cri de: reprenez les armes et retournez-les contre l'ennemi!

En l'occurrence ce ne fut pas la gauche de la fraction intransigeante, mais toute la fraction qui se réunit pour lutter (nous avons déjà dit qu'il aurait peut-être mieux valu briser cette même fraction dès ce moment-là, mais les événements ne se déroulèrent pas ainsi). La Direction adhéra au mouvement de la fraction et la convoqua quand nous le proposâmes, sans convoquer tout le Parti, les députés et les confédéraux. C'était une première victoire pour nous. La réunion fut tenue illégalement (puisqu'elle avait été interdite par la police) à Florence, la nuit du 17 au 18 novembre 1917. Elle était ouvertement dirigée contre les attitudes de la droite du Parti, c'est-à-dire contre les parlementaires, les chefs syndicaux et les maires de certaines communes comme Milan et Bologne, qui tous vacillaient gravement. De cette réunion non plus on n'a pas trouvé les procès-verbaux, mais seulement le texte de la motion qui, pour des raisons déjà exposées, devait être unanime. Il ne fut donc pas possible de le préparer de façon à ce que les scélérats crient au «théoricisme», mais on se mit d'accord. Gramsci (ceci contre les tentatives de reconstitution des historiens) ne tint aucun discours. Il écouta seulement, avec le regard étincelant des bons moments. Les qualités personnelles, pour nous, n'ont jamais beaucoup d'importance, mais on peut dire qu'un homme remarquable l'est peut-être davantage quand il apprend que quand il enseigne. Aujourd'hui nous sommes empoisonnés par trop de gens qui enseignent sans avoir jamais appris; et nous pensons, on le comprend, non à l'enseignement de l'école, mais à celui de la vie, de l'histoire.

La motion est très brève. On notera la phrase selon laquelle: «l'attitude du Parti socialiste ne peut dépendre des hauts et des bas des opérations militaires.» Suit la condamnation résolue de toute manifestation qui aurait le sens d'«adhérer à la guerre, d'accorder une trêve à la classe bourgeoise, ou en tout cas de modifier l'orientation de la lutte prolétarienne.» Ces manifestations sont condamnées pour leur incohérence, leur indiscipline, et à cause du refus des responsabilités que l'ensemble du Parti avait déjà prises et dont il ne pouvait se dépouiller. On rappelle enfin la résistance à toute «séduction d'idéologies bourgeoises» et l'«irréductible opposition à la guerre» pour lesquelles tous les membres du Parti, et «en particulier ceux qui ont des charges représentatives», sont énergiquement appelés à tenir bon.

Il n'y a pas davantage dans ce texte, pas même d'injonction aux hésitants de quitter nos rangs. Mais la réunion marqua un point important et atteignit le but, qui alors sembla prioritaire, de freiner les mouvements équivoques des droitiers et d'ôter à la canaille patriotique la satisfaction de la concorde nationale. La perspective de l'avenir et ce que les charognes appellent une vision théorique existèrent bien dans les discours, que certains témoins, qui sont loin d'être morts en militants d'extrême gauche, ont rapportés. Elles devaient laisser des traces indélébiles pour les luttes à venir.

Depuis ce moment, le groupe des plus résolus, qui se rassembla à l'occasion de cette réunion, s'organisa toujours mieux, et on vit se dessiner la plate-forme propre à la «gauche italienne», qui n'était pas la même chose que la vieille fraction intransigeante, mais bien davantage.

Les répercussions de ce sursaut décidé se firent d'ailleurs sentir jusque dans les organes de la Direction. De novembre à janvier se succédèrent des «circulaires» que l'on reprochera à Lazzari lors de son procès et qui visaient à empêcher l'action indépendante des députés et des confédéraux (le 1er novembre Rigola avait écrit que «le peuple italien doit se rassembler dans un suprême effort de volonté pour repousser l'agresseur»!) et à maintenir tout le Parti, sans exception, sur la ligne établie centralement dans la plus rigoureuse «fidélité à la discipline socialiste

Dans la période suivante, la classe dominante italienne et le gouvernement, certains qu'ils ne parviendraient jamais à obtenir la solidarité du Parti socialiste, se mirent à réprimer durement toute critique à l'égard de la guerre, tout mouvement et toute agitation ouvrière. Le 24 janvier 1918, la police arrêta le secrétaire Lazzari et le vice-secrétaire Bombacci, et monta un procès pour complot et défaitisme. La presse du Parti, déjà étouffée par la censure de guerre, fut menacée d'être entièrement supprimée. À la Chambre, les députés réagirent au nom de la démocratie violée, mais c'est justement alors que Turati prononça le discours du 23 février où se trouvait la phrase: «Pour les socialistes aussi, la patrie est sur le Grappa», car c'était sur la ligne du Grappa que se consolidait le front de l'armée italienne. Mais la gauche du Parti, malgré l'arrestation de nombreux dirigeants, sut à nouveau se dresser et protester contre cette déviation par rapport à la politique d'opposition à la guerre. Forte de son appui, la Direction put intervenir en mai avec énergie contre le Groupe parlementaire et la Confédération (celle-ci fut de plus désavouée en juillet, bien qu'avec une formule ambiguë, par son conseil national), qui avaient décidé d'accepter l'invitation du gouvernement à participer aux commissions réunies pour étudier les mesures susceptibles de faciliter en temps voulu le passage de l'état de guerre à l'état de paix. En juin elle put désavouer ouvertement le discours par lequel Turati, méritant l'accolade de Bissolati, avait salué la résistance italienne sur le Piave, en rappelant tout le groupe au respect des critères fixés lors de la réunion de novembre 1917 (on remarquera que Turati avait été le seul à refuser de se démettre de la «grande commission» gouvernementale). L'ordre du jour du 17 juin de la Direction est, en fait, une réaffirmation explicite des thèses de Zimmerwald et de Kienthal.

En mai 1918, on arrêta également Serrati, et en juillet eut lieu son procès, en même temps que celui des camarades de Turin: les condamnations allèrent jusqu'à six ans de réclusion pour Barberis.

[suite]

Notes:
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  1. Voir le texte 14 dans la seconde partie du présent volume. [back]
  2. Il s'agit seulement, du reste, du premier d'une série d'articles, parus entre août 1914 et mai 1915 et au-delà, et reproduits dans la seconde partie de ce volume, où les justifications courantes de l'appui prolétarien à la guerre sont systématiquement et l'une après l'autre démolies - textes 13 à 28. [back]
  3. Voir le texte 23 dans la seconde partie du présent volume. [back]
  4. Il serait intéressant de suivre dans la presse régionale et provinciale socialiste des mois d'avril et de mai les réactions du Parti à la perspective toujours plus proche de l'intervention italienne dans le conflit européen et à la circonspection politique de sa direction. À cette fin il est utile de signaler entre autre la motion votée au VIIIe Congrès de la Section socialiste de la province de Forli le 11 avril 1915: «Le Congrès provincial socialiste de Forli, reconnaissant que l'affirmation de la neutralité est devenue aujourd'hui insuffisante, déplorant que la Direction du Parti n'ait pas su imaginer le moyen d'opposition efficace à la guerre, affirme la nécessité de la grève générale pour empêcher que le prolétariat, dans l'intérêt de la bourgeoisie, ne soit jeté dans l'effroyable massacre» (de «La lutte de classe», 17/04/1915). On peut noter, à la lecture de cet hebdomadaire, que la gauche, notamment celle de la Fédération de la jeunesse, avait développé dans la période suivant août 1914, en dépit de la défection de Mussolini, un actif travail de propagande dans les sections et les villes de Romagne, au milieu des hurlements interventionnistes et bellicistes des républicains. Concernant la motion votée le même mois et dans le même sens par la Fédération de la jeunesse socialiste voir le chapitre 22. [back]
  5. Voir les textes 26 et 28 dans la seconde partie du présent volume. [back]

Source: Traduit de «Editions Il Programma Comunista» - 1964

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